vendredi 11 février 2011

Sur ces impressions, quelques mots

La région saoudienne du Hedjaz (Hijaz en arabe), le long de la côte Ouest, a donné son nom à la ligne de train construite par les ottomans au début du 20e siècle pour relier Istanbul à la Mecque. Une ligne pour les pélerins. L'unité arabe promue par l'empire Ottoman. Le colonialisme turc vendu grâce à la dévotion commune. Victime des manipulations anglaises (Lawrence d'Arabie), des incontrôlables bédouins jordaniens, du nationalisme arabe et de la chute de l'empire de la sublime porte, le projet n' a pas passé l'année 1916 et jamais dépassé Médine.


Quelques tronçons sont encore utilisés ici et là par les compagnies locales pour de petites liaisons commerciales. Transport de syriens, de phosphate, de jordaniens. Et régulièrement, avec les résurgences du panarabisme, le vieux projet est remis sur la table.
Toleen et Eric ont obtenu une bourse pour organiser une exposition d'art contemporain autour de cette ligne et de ses symboles. Je me suis greffé en touriste à leur voyage de reconnaissance. Nous l'avons remonté, du sud de la Jordanie à Istanbul. Et ils se sont retrouvés, et moi avec, devant la donnée inconnue du réveil de la nation arabe que le cadavre du projet ferroviaire montrait plutôt comme un rêve congelé, un fantôme cafardeux.


Mais le sujet de mes petites observations "naturalistes" est ailleurs.
A vous de voir où exactement.
C'est un peu long, prenez votre temps, revenez-y, zappez, c'est sans autre ordre que celui du mouvement.
Ah et les fichiers son. Y'en a. Ils ne sont pas édités. Pas le temps. Mais justement je suis juste assez pervers pour penser que c'est mieux ainsi.
Le texte aussi n'est pas trop "édité". J'y reviendrais peut-être, c'est à dire jamais. 




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PS : Deux messages sont restés en rade en deuxième page, je voulais tout sur une page, mais blogger n'est pas d'accord.... Donc une fois en bas cliquez sur "plus anciens".



Amman (1)

Amman n'a pas la beauté facile. Une couche mal répartie d'immeubles cubiques blancs sur des collines desséchées. Elle doit son charme discret à ses hauteurs, aux plis du relief. C'est une de ces creatures trop vite grandies, un de ces ados un peu gauche qui à la fin de l'été de leur puberté se prennent les plafonds, incapables d'évaluer leur corps dé-mesuré.
Les immenses avenues creusées dans tous les sens portent la congestion automobile plutôt qu'elles ne la résorbent. La ville a une densité changeante, elle regorge de terrains vagues pleins de caillasses et s'étend dans toutes les directions a la fois, incapable de se contenir, incontinente, boulimique. Les rues chics façon Beverly Hills provincial, aux 4x4 porsche malls et cafés grand style avec la grosse artilelrie des canapés en cuir, des dorures baroques-arabes et des immenses TV à ecran plats qui dechirent entourent de plus en plus menacantes un vieux centre au charme un peu pourri et usé malgre sa relative jeunesse (100 ans au maximum, plutôt 50 ? si l'on ne compte pas les ruines romaines). Et puis East-amman, que j'avoue n'avoir vu que de loin, une interminable lande de poussière et de sable où survivent des immeubles sans charmes ou franchement tristes, ou absolument désolants (Je parierai pourtant pour un certain charme à la dure après acclimatation).
Ces deux/trois villes cohabitent bizarrement. Ajoutez-y quelques quartiers à la fois chics et agrables et sans ostentation particulière, avec des villas modernistes sans frime qu'on ramènerait bien avec soi, où l'on peut très bien se penser fondu dans un rêve d'été éternel, comme autour du Paris square, où s'entasse pas mal de la frange éclairée bohème lettrée de la population.
Petits métiers de la pauvreté au milieu de la grande richesse : le valet parking dans un fast food amélioré de la très commerçante Macastreet, avenue sans trottoir où complexes immobililers de bureau et showrooms de bagnoles bordent une quatre voies rugissante. Les 5 employés d'un resto vide, deux en salle, un chef à la caisse, deux en cuisine pour servir un café de cadre sup' plus cher que la course de taxi qui vous a emmené de l'autre bout de la ville. Le royaume de la debrouille et de la démerde (vendeur de lunettes de soleil volées, l'étal à sandwich à roulettes le long de la voie rapide, les cireurs de chaussures etc) qui prolifère dans tous les interstices.
La Jordanie a developpé un gouffre entre ses classes, et la vulgarité la plus horriblement ostentatoire (ou la richesse la plus débonnaire et cultivée d'ailleurs) cotoie la dèche d'une majorité silencieuse et souvent grise de fatigue et de soucis.
La classe moyenne existe cependant, l'artiste bohème cultivèe aussi, je l'ai (on ne se refait pas) rencontré.


"Jerusalem" a été le premier mot a me venir à l'esprit dans la voiture dès la sortie de l'aéroport alors que défilaient les immeubles de la première banlieue, tous de cette grosse pierre blanche que j'avais deja vu, ailleurs. Sous la lumiere jaune des lampadaires, la Jerusalem brillante du plein jour me revenait à la mémoire, aussi bien celle collective, télévisuelle que la mienne, l'intime. Le voyage de mars 97.


Toleen m'a directement emmené dans un bar à Tapas ou nous avons bu un peu de vin. Nous avons fait le catch-up et mangé une salade italienne. Depuis qu'elle est rentré d'Europe, Toleen parle bien plus de politique qu'avant. Elle est tres excitée par la situation en Tunisie. Parle du devenir Ceaucescu de Ben Ali. Je lui dit de raison garder, qu'on ne vire pas un autocrate en place depuis des décennies en 5 minutes, je joue au vieux sage. Le réel va montrer deux jours plus tard que je ne comprends rien à rien. Qu'on leur serve donc de la brioche.


Puis elle m'a mené à mes appartements, un studio plutôt joli réservé à des artistes en résidence, dans un vieil immeuble, avec son sol carrelé à motifs complexes, sans chauffage. Je n'ai que rarement eu aussi froid qu'à Amman. Les journées étaient plutôt clémentes mais les nuits glaciales, humides, et l'intérieur bien plus froid encore que le dehors, à cause de l'absence de soleil direct dans cet appart lumineux mais mal orienté. Ai passé mes nuits à lire en frissonant à moitié dans des couvertures coréennes synthétiques qui laissent largement le flanc à la critique.




Pour mon premier repas, au rencard du premier jour, c'est à dire au midi du lendemain de l'arrivée, j'ai exigé (Toleen m'appelle la Diva) d'aller manger dans un quelconque boui-boui du centre ville, un genre de resto sans aucune façon pour prendre le pouls de la cité.
Dans une de ces ruelles-impasses qui donnent un sentiment de quasi-abandon, ces minuscules artères qui distribuent quelques commerce à la perpendiculaire de la rue principale du quartier du "downtown", c'est à dire de ce centre un peu pourri mais qui a le bénéfice d'avoir un age respectable, un peu de passé et l'épaisseur un peu rêche des années, de n'avoir rien de commun avec la surface lisse des galeries commerciales, quatre ou cinq tables étaient posées devant une petite boutique au carrelage blanc et aux néons nus où trônait un frigo à boisson rouge coca-cola.
En face, de l'autre côté du passage, une échoppe-cuisine exiguë où quatre hommes - égyptiens selon Toleen qui m explique que ce sont eux qui fabriquent et font tourner ce pays - en petites chemises beiges brodées au nom du restaurant. Deux s'affairent à produire des dizaines de pains ronds. Des pitas dirait le touriste, mais pas tout a fait rétorquera le palestinien avec peut-être un soupçon de mauvaise foi (l'approximation occidentale assimilée à du pro-israélianisme rampant).
Les deux autres font le service et cuisinent. Toleen a commandé quelque chose et jai saisi le mot Tahini, et le cuistot a enfourné un plat en metal rond dans un four-étagère, aussi robuste et sexy qu'une usine d'Allemagne de l'Est, où une dizaine de ces plats rangés sur differents rayons subissaient la chaleur d'une grosse flamme de gaz bleutée. Un poêle-four-étagère.


Le plat nous a été servi à même la table, encore brûlant, avec 3 de ces non-pitas. De la viande de boeuf recouverte d'oignon et baignant dans le Tahini (crème de sésame). On pioche dedans directement avec un bout de pain pour tout couvert. Quelques pickles - que je n ai pas aimé - et des piments frais pas trop trop fort. Fameux et costaud. 4JD (4 euros) boissons comprises.


Nous avons ensuite bu un café dans ce genre d'endroit où un escalier défoncé mène à un couloir atroce où une jungle de cables électriques étouffe les murs comme un lierre de caoutchouc sale qui débouche sur un rade pourri ou des hommes moustachus fument le narguilé en mattant le football. Mais où une femme seule ne fera pas polémique non plus. Dans un coin le taulier prépare cafés et pipes à eau. Quelques photos jaunies de stars locales (égyptiennes ?). Un balcon "vitré" d'une bâche de plastique transparente donne sur la grosse avenue, le mur de la façade est entièrement recouverts de drapeaux peints. Bizarrement l'estaminet existe depuis 1924, comme l'indique une enseigne assez mal peinte qui mentionne aussi de manière quelque peu incongrue "Ecotourist kafeh".


Au fond de l'impasse où nous avons déjeuné, un cinema. Quelques posters de films recents dans l'espace exigu des trois murs du bout de la ruelle. Une enseigne lumineuse rouge sur un fond rouge vernis. Il n y a pas si longtemps on y trouvait des posters de films erotiques - interdits mais tolérés dans cette impasse invisible. Certains de ces petits cinémas sans âge annoncent par affiche la diffusion de vieux films pop égyptiens ou indiens, et switchent en fait après les 5 premières minutes de la première bobine sur un film érotique (dont la provenance n'est pas certaine, peut-être turque, peut-être est-européenne, mais certainement pas locale).
Tout le monde le sait, autorités comprises. C 'est toléré. C'est ce qu'on appelle une soupape.
Il y aurait quelque chose a faire rien que sur les cinemas d'Amman. J'ai apercu en deux jours à peine quelques magnifiques bâtiments, à l'architecture moderniste des années 50 ou 60, quelque part entre hollywood et l'Égypte, témoins laissés a leur décrépitude de jours de gloires du 7e art. Mais aussi beaucoup de petites salles de quartiers modestes disséminées un peu partout dans la vieille ville. Ces vieux cinés mériteraient un livre à eux seuls. Toleen excitée par l'idée me dit qu'en ajoutant Beyrouth, la Palestine et Damas... avis aux (photographes) amateurs...
L'usine à rêve s'est depuis modernisée et l'Amman-nouvelle a tous les multimegasuperplexes dont l'occident n'oserait même pas rever.




Liberté surveillée. La presse écrit ce qu'elle veut tant qu'elle ne touche pas au roi ou à dieu. Mais ces interdits sont interprétés assez largment et le premier ministre a il y a quelques mois de cela obtenu la tête du rédac chef du journal "liberal" Alghad (le lendemain) à cause d'une série d'articles sur la hausse dramatique des prix des produits de première nécessité. C'est bien sûr la principale difficulté et la principale revendication de la population. Celle qui finira peut-être par faire tomber le gouvernement (à l'heure où je retranscrit ces lignes, c'est déjà le cas...) qui craint comme la peste l'ébulition tunisienne et égyptienne. A part la répression anti-islamiste impitoyable, la seule veritable violence politique est tribale, clanique, et les élections récentes ont semble-t-il bien plus compliqué le jeu qu'elles ne l'ont clarifié à cause d'une loi électorale ingérable.


Salaire minimum 115JD (115 euros).


Les services secrets sont très actifs, et respectés dans toute la région pour leur efficacité m'a dit un gars chauve autour d'un verre de vin au même bar à tapas pendant que nous parlions de la révolution tunisienne, et que l'enthousiasme de certains était modéré par la peur de l'inconnu des autres, même chez les relativement jeunes, les moins-que-trentenaires.
La police politique a parait-il des agents entraînés à faire la difference entre musique underground et mainstream pour repérer les drogués et les subervteurs en puissance. Je donnerai 50 000 dinars pour assister a leurs séminaires. Je donnerai ma chemise, mes chaussettes, ma famille éloignée.




Les soirées se ressemblent souvent, enchaînement de "soirees" chez divers amis de Toleen l'hyper-sociable. Les gens sortent chez l'un chez l'autre. Les bars sont chers et souvent peu accueillants. Et pour la plupart hyper ringards. TV et bouilllie de gros rock de pub. Ai entendu Dire straits deux fois, ça faisait longtemps, j'avais comme oublié. Sommes passés à une soirée "lesbiennes" dans un bel appartement. Soirée filles plutôt que lesbienne. Les jordaniennes n'aiment pas les hommes jordaniens qu'elles trouvent lourdauds, conservateurs, glands, sans imagination. On s'est attaqué à la vodka tonic. Karma, une belle femme au visage en olive peut-être un peu triste, au caractère de cochon et à l'humour agressif très marrant, au look proto-hippie large et en couleurs terreuses (le "proto hippisme" fait des ravages chez ceux des éclairés de l'élite qui ont décidé sagement de prolonger leur adolescence. Karma le porte bien, d'autres dérivent dans un enfer esthétique juvénile que je n'ai pas connu depuis le lycée). Karma est un genre de femme-emmerdeuse à éviter absolument (que j'ai épousé une fois). Je lui explique justement mon emploi du terme bitch comme mot tendre avec mon ex femme canadienne. Après quelques péripéties incluant le recit de ses amours avec un bedouin égyptien, un "vrai homme" capable de lui donner 7 orgasmes à chaque nuit, elle écrit Sharmuta (pute) en arabe sur le genou droit de mon jean.
شرموطة


De belles lettres bien formées au stylo-bille. Je crois qu'à ce moment nous avions bascule en mode flirt. Elle m'a dit "you are beautifull", je lui ai rendu le compliment. Mais que faire contre le bedouin aux 7 orgasmes ? Le surhomme de la pampa d'Assouan à la bite d'acier ? Karma, es-tu ce genre de femme qui exige tellement de l'homme qu'il soit homme qu'à la fin celui-ci se sent toujours un peu enfant ?
Sharmuta est devenu le mot trophée de la soirée que j'ai balancé, l'alcool aidant, dans absolument toutes les conversations.
Un cinéaste connu et un activiste de l'operation de "boycott de l'apartheid israélien" sirotent leur vodka.

dimanche 6 février 2011

Amman (2)

J'ai été impressionné par le son craché d'une boutique d'articles religieux tenue par un excité qui innonde la rue entière - en face de la mosquée principale - de prédications virulentes... 
La voix incroyable d'un veritable furieux, littéralement fou de rage, à laquelle - parce que les mots n'avaient aucun sens pour moi - j'ai immediatement été sensible, n'entendant que la pure colère, la tessiture sonore de la virulence. On entendait à travers les saturations combinées du micro et du vieux sound system cahotant poussé bien trop fort, quelque chose comme la rage, la haine de convaincre. J'imagine un vieil édenté mal rasé ou un jeune barbu obèse dans son dishdasheh, chantant bien trop près du micro pourave, je sens presque son haleine, ses postillons fétides. Ce genre d'agression flatte les muscles de la colère, elle porte une vérité brute autrement plus convaincante que celle de la distanciation esthétique ou spectaculaire.


La colère est régressive. Elle parle à un untermensch poilu qui vit en chacun de nous. 
La nudité de la cassette hurlante de l'horreur religieuse pratique l'instanciation au marteau de la vérité, une brutalité sans masque où le sang appelle le sang. Elle a au moins le mérite de ne pas se cacher derrière le miel, pas plus qu'elle ne s'appuie sur d'autres forces - plus sanglantes - que celle de son verbe fielleux.
Les nazis ajoutaient à leur brutalité la représentation de la brutalité en acte (la sirène du Stuka, le "arbeit macht frei", tout leur decorum ). Coppola montre des pratiques américaines similaires quand les hélicoptères américains enchaînent Wagner et mitrailleuse dans Apocalypse Now (voir le Urban Funk Campaign). L'Amérique s'est tourné depuis vers le choc et l'effroi à but humanitaire ou démocratique, la guerre rationnelle, officiellement garantie sans haine. Ce genre d'immondice dialectique est interdit au hurleur fanatique. Qui a bien sûr aussi ses petites contradictions risibles (amour de Dieu et Kalachnikov etc). 


La colère s' épure de tout machiavélisme, même si cette pureté est manipulée. Elle sort comme un seul homme des poumons écorchés du fou furieux. Extrêmisme suant, bien loin de la rondeur glaciale du complexe militaro-spectaculaire qui nous gouverne tous. Artaud disait que plus personne ne sait hurler en Europe...
Ce qui ressort de toute cette petite auto-analyse de ma fascination déplacée est une paranoia kdickienne de la litanie occidentale des masques. Inutile ici de se demander "mais QUI parle" ? 


Et Toleen me confirme d'un ton interloqué par mon enthousiasme "musical" que le gros affreux hurle des choses indécentes sur les femmes et le pouvoir de Dieu, il les hurle comme un rituel de dément - et en répète certaines comme un mantra pour bien enfoncer le clou de sa réthorique baveuse et angoissée. Et ça dure et ça dure et Toleen voudrait que les autorités fassent taire l'excité de la boutique... Et je suis bien content de n'en pas comprendre un traître mot.


Sommes ensuite passé au marché aux légumes qui est exactement comme on peut l'imaginer avec son toit de tôle trouée où perce la lumière du soleil hivernal, ses vendeurs qui hurlent, ses paysans aux gueules burinées qui vendent des produits souvent mystérieux, ses poulets en cage ( des vrais poulets. Depuis quand n'ai-je pas vu un poulet vivant dans un marché ? ), ses milliards d'herbes et de tomates à croquer direct.


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Pour cause d'une scandaleuse panne de réveil complotée par le réel, la révolution a eu lieu sans nous. Sommes arrivés trop tard à la manif de soutien aux tunisiens. 


Du glorieux défilé de la liberté nous n'avons pu voir que quelques grappes de manifestants qui se dispersaient gentiment, pas mal de connaissances de Toleen. Toleen qui arrive toujours systematiquement deux heures en retard à tous ses rencards, même avec l'Histoire remarquent perfidement ses amis... Nous nous rattraperons plus tard en allant à l'ambassade tunisienne, où un minuscule rassemblement a été filmé par Al-jazeera et où ma photo a été prise et parait-il publiée dans le journal local.


Le jour de la revolution qu'on a raté à cause d'une panne de réveil de Toleen, moi j'étais branché sur autre chose de toute façon, disons que je rêvais éveillé. Je buvais les sons des boutiques de téléphones, je m'émerveillais sur les vendeurs de tuyaux, de sandales, de tissus, de yahourts et flans technicolors, d'articles de chasse, tous dans leur petites échoppes poussiéreuses les unes à côté des autres, je goûtais aux enseignes à la peinture écaillée qui recouvrent le béton fatigué de petits bâtiments aussi fonctionnels que moches, je goûtais aux klaxons, à la circulation dense, aux gars qui crachent leur café au sol, aux femmes voilées en talon qui traversent la rue indifferentes à l'érotisme rugissant des moteurs, aux foisonnements de câbles électriques qui ont dépassé la date de peremption depuis de nombreuses nombreuses années, aux agglomérés de tôle et de parpaing qui surgissent ici et là sur des terrasses... je me sentais chez moi dans l' ailleurs, je disais un bonjour surpris au sourire sincère à cette partie de mon âme que j'avais un peu oublié. 


Exotisme à deux sous ou non, l'oeuvre humaine bardée d'approximations me repose du professionnalisme impersonnel de nos contrées. Peut-être que j'essaie de lire la possibilité du possible dans l'enchevêtrement du bordel ambiant, là où le tiré aux quatre épingles parisien a l'air d'une éternité inamovible. C'est un peu facile, parce qu'à la vérité tirer du neuf d'un tel bordel enchevêtré, c'est  à dire d'une telle masse de contraintes, tient de la gageure. Mais je ne dis pas "restez pauvres", je dis : Dubaï et Paris, même combat. On vous laisse à poil devant l'éternité trompeuse de la chose parfaitement désignée par un nom, "boulangerie". Il y a bien longtemps qu'une boulangerie n'est plus un lieu de production et de vente de pain. C'est devenu, au moins dans les grands centres urbains, une expérience offerte de l'idée qu'on devrait se faire de la boulangerie.
A Montréal à Mile End je me rappelle de ce vieux juif hassidique qui faisait ses bagels dans un four devant vous et les empilait dans un coin un peu crasseux plein de poussière de farine de son garage à pain. C'étaient les meilleurs bagels du monde.
Dès que l'activité passe une partie de son énergie à parler d'elle-même, dès qu'elle devient langage, quelque chose se fane et l'on se retrouve à barboter au quotidien dans l'idéalisation d'un passé millénaire qui n'a jamais existé. Ou, c'est pareil, dans un faux qui reste irrémédiablement neuf, sans âge. Evidemment on pourra me rétorquer que le simulacre a par contre toujours existé. Les maladies honteuses aussi.


Un café à flanc de colline. En face le soleil tombe sur les bâtiments tous dans les tons entre blanc et terre, ciment et pierre, poussière et crepis. Rien n'est "joli", a part les mosquées (et pas toujours). Les maisons font rarement plus de trois-quatre étage. Ne depassent que les minarets, presque aussi nombreux que les pins (ou cyprès ?). Le relief sauve Amman et la rend plus douce. Ville de collines, ville d'escaliers. Ils traversent abrupts les pentes que les routes doivent prendre en lacet. J'aime - au moins de loin - la simplicite des habitations-cubes qui ne font rien d'autre que ce qu'elles ont à faire. Le terrain très accidenté donne une tournure anarchique à l'assemblage des barraques, les fenêtres et les façades partent dans tous les sens, s'ignorent ostensiblement les unes les autres. La colline est une foule.


Rues aux trottoirs inexistants ou les chats se partagent les poubelles, parkings en béton brut qui defigurent de leur hauteur tout un quartier, bâtiments laissés a l'état de squelette par leur proprietaires ruinés (ou subitement enrichis). Et les toits. Dans une ville en pente on a souvent vue sur les toits. Des réservoirs d'eau rouillés, des climatisations daewoo, des antennes satellites, des reservoirs d'eau indestructibles en gros plastique noir, des gravats épars, une forêt de métal et de pierre mêlés où émerge parfois la tole ondulée ou le tissu parasol de ceux qui ont pensé à se faire une terrasse, et puis les dizaines de corde a linge pleines, même en hiver. Et même des minarets de métal, un long cylindre de métal et un chapeau pointu, peut-être bien fondus dans l'arrière cours par l'oncle Alfred. Des minarets privés un peu pourris à faire hurler de terreur un électeur suisse.




Ai pris mon après-midi pour monter à la citadelle. J'avais décidé de me perdre dans les rues un peu au hasard, mais mes pas m'y ont mené, l'appel de la vieille pierre peut-être.
Du temple romain il reste deux colonnes et un mur, de l'église byzantine du 6e siecle, assez pour imaginer la dispositon des lieux ; de la cité musulmane du 8e, assez pour y rêver tout haut. C'est confortable les vieilles pierres. La vanité de l'oeuvre humaine a un pouvoir apaisant. Elle renvoie notre responsabilité à ses limites.
Je laisse à l'appréciation du lecteur éclairé cette citation - lue à ce moment ou à peu près et notée dans mon carnet au milieu de ces pages  : "L'allégorie est au domaine de la pensée ce que les ruines sont aux choses" (Walter Benjamin).





samedi 5 février 2011

Amman (3)

En voiture avec Karma et Alliah (je reviendrai sur Alliah plus tard), en route pour la mer morte. Je réalise que je m'y suis déjà baigné, le mois qui a suivi la mort de ma mère. Mars 97. La mère morte ? Dans le genre psychanalyse sur le tard...


Apres une lente reptation pour échapper aux tentacules de la pieuvre urbaine, nous avons à mon insistance insistante fait une pause dans une petite ville pas exactement sur notre chemin pour trouver un resto local ( j'ai refusé de manger au "chili house" de la banlieue de Amman, j'ai rejeté cette proposition indigne avec le visage outré d'un défenseur des droits de l'homme devant un discours de Ben Ali). Nous avons jeté notre dévolu sur le Ahmood Food Restaurant (le "food" nous a fait marrer). Ville moyenne jordanienne dont j'ai oublié le nom. Le Food Restaurant n'a qu'un plat, des falafels, servis avec une delicieuse salade concombre tomate, une purée de haricots, du houmous et quelques legumes bruts. Le houmous baigne dans l'huile d une manière assez onctueuse et aguicheuse pour qu'on ait envie de se le oindre sur le corps. Dans la petite salle entièrement carrelée, en face du comptoir-frigo une télé défoncée de la génération 1984 passe un téléfilm égyptien. Des piles de boissons sont posées contre les murs. Nous avons vue sur une rue adjacente, une rue adjacente d'un quartier périphérique d'une ville moyenne d'un royaume que personne ne sait poser sur une carte. Un parking en terre sèche avec en face un garage au volet à moitié baissé d'où suinte à sa maniere sèche et sournoise une vague de camboui prête à recouvrir le monde, trois ou quatre gars se rechauffent les mains sur un braséro de fortune. A côté du garage des constructions cubiques en parpaing, en beton nu, leur rideau fermé, que personne n'a daigné ouvrir aujourd'hui. Quelques filles voilées passent. D'autres tous cheveux au vent et en talons super-aiguilles. Un grand ado au téléphone. Un peu plus haut un atelier de meubles style "impérial mille et une nuits" pour classe moyenne. Sur la chaussée deux canapés royaux en attente de réparation ou de finition je ne sais pas. Leur squelette de bois surmonté d'une jolie ornementation baroque et leur chair nue en mousse jaunasse a quelque chose d'affreusement déplumé et pathétique.
Plus tard de la voiture, dans la banlieue de la petite ville au milieu d'un lotissement de baraques sans joie un chameau se dandine et je me marre tout excité devant son étrange sourire. Mon vautrage dans le cliché fait bailler d'agacement les deux locales.


Avons repris la route vers la mer morte. La terre jusque-là verte et agricole (it is here a very good soil m'a dit Karma) s'assèche rapidement. Nous traversons maintenant des monts pelés secs et pierreux où survivent des herbes rêches et épineuses. Le soleil point. Là-haut sur la crête évasée un berger sur son âne conduit un troupeau de chèvres. Karma quitte la route, elle cherche un men our. Un menour ? Le mot s'avère finalement anglais, et peut-être même français, voir breton, il faudrait vérifier, un Men Hir. Nous descendons des collines de plus en plus sèches et nous arrêtons pas loin d'une carrière qui dégage une affreuse poussière. Un menhir est là en face, dans un champ plutôt caillouteux à notre gauche, sa forme phallique droite comme un i en érection pour l'éternité. Karma parle du ventre de Mother Earth et du Linguam. Ça y ressemble très fort... mais je ne peux pas m'empêcher de penser à une interprétation trop facile, voir une espèce de reconstruction proto-hippie, ce que je lui laisse entendre mais elle défend sa théorie avec conviction "i know it for a fact", et je m'écrase. Elle me parle de monolithes similaires qu'on trouve et detruit regulierement au centre d'Amman (la blague vaseuse "ammanite phalloïde" me traverse l'esprit), et même d'un comité de soutien qui a permis d'éviter la destruction de l'un d'entre eux sans pour autant obtenir sa ré-érection. Je me demande dans quel entrepot crasseux le monolithe termine sa vie.
Autour du champ du penis mystique, quelques tentes de bédouins, des poulets courrent un peu partout, un gamin ne lésinant sur aucun cliché fait rouler un pneu devant lui, un âne et quelques chèvres suivent passivement les ordres d'un ado débraillé, la colline est pleine de petites cabanes de béton, nous remontons dans la voiture. Les bedouins ont la peau sombre.


Le paysage change apres un col. La musique dans la bagnole est planantissime, une flûte traversière en duel avec des coeurs extatiques et une guitare "cristalline" qui frise la logorrhée mais tient tout juste l'édifice à bout de cordes.  Si ce disque a été fait après 1973, les musiciens méritent alors un châtiment exemplaire, que je pense en battant involontairement le tempo, des souvenirs du sweet smoke enfumé de la rue Léon Bloy viennent hanter les montagnes.  Les collines passent du vert-très-passé au jaune-terne, poussé vers l'ocre par un soleil compatissant. La végétation a quasi quasi disparu. Certains éboulis sont si noirs qu'ils luisent littéralement. Même un jour comme aujourd'hui où la temperature ne dépasse pas 15 degrés on peut parfaitement présentir les insupportables chaleurs de l'été. La mer morte apparait d'un seul coup, encore camouflée par le gris des nuages et le bleu grisé des montagnes de l'autre rive avec qui elle se confond. Nous nous arrêtons sur un promontoire à côté d'une petite palmeraie où des datiers au pied montagnard ont réussi à s'accrocher à la pente cahotique. Il n y a rien d'autre à faire que de se vautrer avec délice dans le cliché, à s'assoir en tailleur une clope au bec et une bière a la main en laissant monter en soi la mystique désolée des lieux. En face alors que les nuages rosissent après que le soleil ne se soit fait la malle, les lumières des quelques hotels et habitations commencent à apparaître. Une mer sans bateaux, sans vent, a peine ridée. Une mer morte. On reprend la bagnole cette fois le long de l'eau sur l'autoroute pleine de camions qui dessert des stations balnéaires flambant neuves. Du côté mer la station montécarlodubaïesque, qui à l'état de maquette avec ses palmiers à l'échelle et sa mosquée digne d'un prince saoudien a dû faire baver de plaisir les directeurs financiers des promoteurs immobiliers. Côté montagne, droit dans les déblais et la terre sèche, les baraques indignes des ouvriers/employés. Nous européens avons la décence de leur demander d'aller plus loin, de refuser de laisser le roturier salir l'auguste avec ses doigts calleux et ses enfants mal élevés.
Je suis frappé par le nombre de bâtiments inachevés. Vitalisme ou banqueroutes ?
Au retour dans la rougeur des bouchons du soir, il pleut. Un essuie glace nous abandonne, refusant de continuer, bléssé a mort. Je doit descendre au feu pour l'activer à la main. J'apprends ainsi le mot mamsahat, essuie-glace (et j'en profite même pour ameliorer mon anglais : windshield wiper). Mon glossaire progresse, yani.




Vive tension en ville. Les marchands tous au fond de leur boutique les yeux rivés sur l'écran sorti de la réserve pour l'occasion. Les vendeurs d'aquarium, boulangers, constructeurs, assureurs, maîtres-narguilés, ébénistes, serruriers, tous à l'arrêt. Les grappes de gens agglutinés devant les vitrines des vendeurs de TV. Les cafés pleins d'hommes souvent moustachus qui financent avec frénésie les corporation americaines du tabac. Les flics de faction ont une radio portative, branchés même pendant leur sacerdoce. Coupe d'Asie, match contre le voisin syrien. Le même genre de tension que lorsque nos fiers bleus mettent une peignée à nos ridicules voisins allemands. Je n'ai entendu que le deuxième but (mais sur quelle planète étais-je donc pour le premier ?) celui de la victoire qualificative (2-1) pour le deuxième tour et les hurlements ont été si forts que j'ai cru à une émeute ou un combat de rue. Le match s'est terminé à la tombée de la nuit. Les muezzins (que la mairie essaie de réglementer en terme de volume sonore et qui se font un devoir d'enfoncer les maximums autorisés) ont beau s'époumoner depuis leurs magnifiques hauts-parleurs pourris, ils sont noyés dans une masse indescriptible de klaxons et de pétards. Ça hurle, ça fait péter le drapeau. Le sacré a pris sa raclée. Il attendra. Le profane a aussi ses béatitudes.




Avons vu un film tragique sur la cause palestinienne. Je n'ai pas aimé son style trop docufiction télévisuel, son esthétique léchée comme une pub de banque. Je me suis demandé si c'est une sorte d'angoisse du réalisateur face à l'esthétique, la peur de dissoudre ses idées dans un discours formel. Ou l'angoisse plus "jeune cinéaste" de "bien faire" ? Mais ce film moche m'a beaucoup appris de la colère rentrée, de la violence de la colère rentrée des palestiniens. La Jordanie est à moitie composée de refugiés palestiniens. Expulsés de 1948, la baillonette au cul. La Jordanie est une Palestine déracinée. Le peuple palestinien est comme les autres. Peut-être un tantinet plus porté sur la cigarette ( ah fumer dans les taxis, fumer fenêtres fermées dans les long trajets en voiture, fumer dans les bus... souvenirs d'enfance du cigarillo paternel dans la 504 familiale fonçant vers les vacances) et vaguement obsédé par la copie pirate de dvd. Le costume de terroriste et de victime, de femmes en pleurs, de déblais au bulldozer et de la mort héroïque de leurs martyrs leur va aussi mal qu aux autres. Personne ne leur a demandé leur avis. 
C'est ce que je comprend en substance du discours de ballia (nom à vérifier un jour) qui me dit en avoir marre de ces films d'homme et de leur martyrologie, qui estime en tant que femme avoir un devoir de produire des comédies palestiniennes. Elle a raison. Le fait qu'elle soit belle comme le jour où la Palestine aura son état ne fait rien pour m'aider à trouver mes sens critiques.  Un ou eux regards traînants et des sourires en coin.




Au resto "Auberge" où nous avons assassiné un demi troupeau de boeufs à nous 6, Toleen, la belle et raffinée Linda, Eric, Saad, un chauve non identifié qui souriait tout le temps et fumait un énorme cigare, et moi. Saad qui travaille dans une agence de promotions des services sociaux, du planning familial, d'organisation de campagnes sur le sida, etc. nous a largement parlé de la semaine de boycott de l'apartheid israélien. Montrer que l'essence de cette "démocratie" repose sur la discrimination légale, que même le mot "occupation" est devenu un euphémisme qui cache un état raciste puisque Israël gouverne et discrimine dans les faits les villes palestiniennes ( le découpage en zones ABC, du plus au moins d'autonomie palestinienne est absolument illisible, des rues commençant en A se terminant en C). Sans parler des arabes à passeport israélien, qui ne sont pas à la fête.
Je ne bouge pas de mes positions absolument indéboulonablement ignares : je suis un pro-palestinien qui écoute (c'est à dire que non... je pense que la "neutralité" dans ce conflit exige de défendre les palestiniens pour rééquilibrer les choses. Et je ne suis pas dupe de l'expulsion de toute la population palestinienne des terres israéliennes en 48, vouloir nous faire croire qu'elle était nécessaire est d'un cynisme dégradant. Mais je n'en sais pas assez pour ne serait-ce qu'oser y penser plus).
À propos de l'embrasement possible du Maghreb, Saad a un moment mentionné - en riant tellement c'est énorme - la dictature libyenne, nous parlant de ce pauvre poète qui a pris 12 ans sans trop savoir pourquoi, enfermé à la, je cite, "prison des innocents", à Tripoli. Une prison spéciale pour les innocents, il fallait y penser. Ont-ils droit à un traitement spécial ? 







Wadi Rum

vers le Wadi Rum (autoroute Amman - Aqaba, plein sud)


Café à la cardamome (ou tout autre Zingibéracé inconnu de moi) aussi épais qu'une soupe de poix servi dans des gobelets en plastiques au petit comptoir d'une station service au milieu du désert.
Bâtiments de béton avec leurs ogives arabes, parpaing nu, enseignes défraîchies, chaises en plastiques de jardin sous une treille défoncée. Vent froid et poussière. Un cliché de saoudien avec son foulard, sa moustache et ses lunettes de soleil fait hoqueter sa Mercédès devant quelques unités de garagistes aux rideaux de métal tirés.
Des remorques aussi vieilles que des carrioles posées sur des bidons essence sont en train de pourrir à un mètre du sol. Des paysans vendent quelques légumes. Quelques échoppes-épiceries agglutinées, une cahute de béton jaune jamais terminée avec ses fenêtres et sa porte béantes, totalement couverte de graffiti en arabe d'où émerge pourtant en lettres épaisses le mot LOVE.
D'autres de ces baraques aveugles où les barres verticales de l'armature du béton traversent le toit et subissent, stoïques, la poussière, le vent et le sable. Deux chameaux en arrière-plan. Des chèvres sales.
Des camions. Du cambouis, du goudron craquelé.
Mentionner la platitude, la mornitude infinie du paysage pierreux. Jaune, noir, gris. A notre gauche sur la vieille ligne du Hedjaz, quelques wagons citernes tirés par un diesel orange poussif et magnifique. Lignes électriques. De loin en loin des transformateurs protégés par des clôtures. Des vendeurs d'huile disposent une pyramide de bidons vides devant leur tente. Une énorme pipe-line à eau en construction avec ses sections de tubes d'au moins un mètre de diamètre et ses grosses machines spéciales pour les assembler et les souder, et ses grues à l'arrêt.
Le royaume du pneu. Des terrains cadastrés par des lignes de pneus. Des piles de pneus. Des tas de pneus.
Quelques villages éclairés aux maisons d'un étage. Toujours des dizaines de constructions inachevées, ou abandonnées. Quelques habitations en rose fuschia de princesse, assez saugrenues. Des petites mosquées neuves en béton peint, colorées.


Une grosse ville au milieu de la rocaille. Ma'an. Un stade de foot au gazon vert. Pause à Ma'an sur un parking. Une poubelle entièrement rouillée entre nous et la route. Exactement dans l'axe d'une petite mosquée. Entre les deux, le long de la voie, des bédouins font du stop. Un taxi jaune débouche d'une petite rue où des oliviers sales sont plantés dans des bidons de pétrole. 2 gamins à l'avant dont un sur les genoux de son père barbu, une main sur le volant, l'air fier.


Une minuscule mosquée sur le parking d'une station service, son néon vert droit comme un i. La route est en fait extrêmement habitée, petite ligne de vie dans le grand nulle part. Stations anciennes sans plan préalable, stations modernes au design corporate. L'existence d'un choix possible entre les deux est un repos pour l'âme affligée de l'occidental marketisé.


Tout le monde a vu le Wadi Rum dans cette voiture. Therefore, tout lemonde m'accuse du désastre à venir, la nuit dans le désert le jour le plus froid de l'année. Pluie confirmée par la météo. Puis tempête même. But Guillaume has to see Wadi Rum disent-ils en riant.


Quelques carrières avec leurs énormes silos. Le long de la voie, pendant un arrêt photo, un parre-brise au verre entièrement étoilé avec son tour de caoutchouc intact. Sacs plastiques en liberté, par milliers. Bandes noirâtres chevelues de pneus éclatés. Les citernes cylindriques placées partout ne sont pas des réservoirs à essence abandonnés ou des trophées de décoration bédouine, triple idiot : ce sont des citernes d'eau.


Quelques ridules qui deviennent des collines pelées. Le paysage se vallone. Des arbres même. Des conifères malingres bouffés par la poussière. Je n'ai jamais vu d'arbres aussi gris.
D'un seul coup le paysage se creuse. La route serpente entre des crêtes arrachées au sable terreux qui transpercent la brume. Des vallées lunaires, martiennes plutôt. Entre les falaises de plus en plus de sable.
La terre rosit et les concrétions se multiplient. Immenses massifs à 12 heures. Puis partout. Cramés. Striés, pliés, stratifiés, veinés dans les ocres-bruns. Comme des gâteaux beaucoup trop cuits.


Un panneau triangulaire "danger chameaux".


Les montagnes ne portent rien d'autre qu'elles mêmes. Rocaille. Quelques oasis émergent de l'océan de caillasses grises et de sable rosé, des villages, des arbres. Quelques serres.
Lotissement de maisons cubiques aux fenêtres toutes en longueur, avec leur jardin de pierre et de sable entouré d'un muret peint en rouge. Copié-collé des dizaines de fois sur les flancs chaotiques d'une colline.
Dans un village bédouin cette maison où du toit bétonné part le fil à linge, qui descend vers le mur d'un petit cabanon en parpaing.


Les bédouins ont été semble-t-il sédentarisé de force quand le Wadi Rum est devenu une réserve naturelle. Mais ils ont le monopole du tourisme et ne me semblent pas malheureux. Ils roulent en 4x4, dans un des rares endroit de cette planète où cela fait à peu près sens.
L'intérieur le la maison-cube de celui qui s'occupe de notre trip, avec ses rideaux brillants de princesse, ses papiers peints gauffrés somptueux, ses stucks d'impératrice, son plafond turquoise et ses gros tapis moelleux est un rêve figé de caravansérail.


Wadi Rum


Un bédouin beau comme un ange qui commencerait à perdre ses cheveux nous a conduit à travers le désert jusqu'au pied d'un de ces massifs. Il nous a conseillé de nous mettre là parce que la falaise est un peu bombée et qu'un petit cirque rocheux nous coupe du vent. En y faisant du feu nous ne pouvons pas craindre le froid. Qui d'ailleurs n'a finalement jamais été aussi apocalyptique que prévu. Légère odeur de merde de chèvres, pas désagréable.


Coucher de soleil juste sous la couche de nuage, énorme boule rouge, enfin je ne vais pas vous faire cet affront.


Il a finalement fait beau et plutôt bon. Nous avons eu le droit à une nuit sublime au fort clair de lune, autour du feu sous la protection de la falaise arrondie. Nous avions acheté du bois à un vendeur planté le long de l'autoroute à la sortie de Amman (20 piastres le kilo). Nous avons des matelas, des duvets, des provisions achetées à l'épicerie du village. Avons mangé des légumes mélangés aux épices et à l'huile d'olive cuits longtemps dans une papillote de papier d'alu à même les braises. Piochant dedans avec du pain. Merveille. Ai bu trop d'Arak. Parlé un poil trop fort. Parano du lendemain, parano d'avoir été lourdaud. Nous nous sommes donnés des totems de vieux scouts (moi : "He who wants to see wadi rum", alliah "Dead Goat" etc). Nous fumons des clopes comme de vrais arabes. Les femmes arabes fument comme des pompiers chinois. Elles gagneraient haut la main le championnat du monde de chain smoking, leurs adversaires humiliés asphyxiés dans un grand nuage gris exprimant leur désarroi d'une pathétique toux crachoteuse avant de donner fin à leurs jours en dévorant une cartouche de Marlboro.


Une conversation avec Karma pour qui l'homme a perdu son pouvoir, n'est plus un vrai homme depuis l'industrialisation. Je sens revenir le souvenir cuisant des 7 orgasmes. Il faudrait selon elle revenir en arrière, "retourner" à la nature. Mon point de vue, que je crois panthéiste aussi, ne tourne pas le dos à la modernité. Je lui décris la nature comme un tas d'emmerdements infinis, et la société comme première. Lui parle d'espérance de vie à 23 ans, de familles qui se font bouffer par des saloperies de tigres aux dents de sabre (et mentionne l'absence de dentiste). Je lui dis qu'il n'y a pas de survie sans civilisation. Qu'on a de toute façon plus le choix. Mais que la survie ne doit plus se penser comme un combat et une domination. Je suis peut-être un peu trop persuasif, ou cassant, ou con. Elle m'en veut un peu et va se coucher la première. Toleen me dira plus tard que j'ai bien fait de lui attaquer son rêve rousseauiste à la hache. Je n'en sais trop rien. Saloperie d'Arak.


Alliah refuse de faire silence au moment d'ostentation mystique, écouter la nuit tout ça, quand tout le monde le lui demande. Alliah est une étrange femme de trente ans aux cheveux teints en roux qui ne fait pas grand chose de sa vie, mais avec une certaine constance joyeuse. Ex banquière, ex publicitaire maintenant hippie à plein temps. Alliah possède une certaine capacité à l'ennui. Elle s'emmerde mais ne s'en plaint jamais. Elle désteste le silence. Demande toujours de la musique dans la voiture (à mon grand agacement). Quand le bédouin (un môme de 15 ans tout fier dans son beau costume) le lendemain nous emmène faire un tour en 4x4, elle passe son temps à blaguer et à chanter, à combler tous les blancs. A soniquement me gâcher le paysage. Elle me demande même une chanson en français. Je refuse mais pas pour lui signifier quoique ce soit, je chante trop mal, c'est tout.


Quelques cris stridents d'animaux inconnus et probablement volatiles, dès potron-minet.


Au réveil, 3 bédouins viennent squatter notre spot. Des saoudiens. Les familles bédouines sont écartelées par la frontière tracée à la règle et la traversent souvent malgré l'interdiction. 3 saoudiens en costume qui préparent leur Narguilé à dix heures du mat, l'un d'entre eux a un chapelet qu'il fait rouler entre ses doigts en priant doucement. Ils prennent des photos d'eux avec Eric l'américain, qui se marre (on a plutôt l'habitude du touriste qui demande une photo aux bédouins). Les gars sont en virée 4x4 dans les dunes, ce genre de choses d'hommes.


Ai pris des notes sur mon environnement, mon "moment mystique", les voilà :


Du sol plat sableux où poussent quelques herbes surgissent des concrétions gigantesques, énormes, colossales, kolossales, des massifs d'un seul tenant rongés par les ans jusqu'à devenir ronds et doux comme des agneaux, lardés de lignes d'érosion aussi énigmatiques que des cunéiformes babyloniens et de strates ambrées. Parfois leur flanc disparaît sous une dune de sable, témoin de leur effondrement, d'une catastrophe en continu, à la lenteur presque infinie.
Éboulement de pierres noires luisantes au soleil, image lovecraftienne de débris chitineux d'un monstrueux insecte mort en des âges oubliés.


Ce qui impressionne le plus au Wadi Rum c'est l'âge. Le temps. L'impression de désolation vient de là, de cet âge infini, de cette vieillesse, de cet âge sans promesse de renouvellement aucune. Le terrain accidenté donne une forme au temps (le plat à toujours l'air sans âge). Les pressions continues imposées à la roche marquent de leur rythme vibratoire le passage des éons. On rêve d'un moyen de lire le paysage, de la révélation soudaine d'un signe dans cette muette et omnipotente indifférence. Une fois débarrassés des aigus du rythme proliférant du végétal, nous sommes aplatis par la force brute, la vibration de basse du minéral plié par les forces du monde. Nous n'apprécions pas tant la beauté de ces montagnes que leur force, que les forces dont elles témoignent.


Quelques êtres vivants parcourent ces carcasses de pierre sans même parvenir à les chatouiller. Volatiles divers, renards, chats, souris, chèvres.... Les herbes, les plants de pastèques accrochées au sable plat aux premiers fruits gros comme des balles de tennis tirent leur eau d'une source mystérieuse. A l'ombre des falaises quelques arbustes secs dont les feuilles sont plus de longues épines qu'autre chose.
Un os de chèvre (de chameau ?) dépasse du sable.


Le sol plat lunaire bombardé par des montagnes, des massifs endormis qui se seraient écrasées depuis les cieux. L'impression d'être face à un océan asséché, parmi les reliefs des grands fonds, des abris à algues et à poissons si anciens qu'ils n'en portent plus aucune trace. Effacées par le sable et le vent. Je ne sais pas pourquoi mais cette idée de mer me fout les foies. La vie des fonds marins m'a toujours semblé horrible et morbide.
Bien fait de ne pas naître poisson. Ni plongeur.


Retour vers Amman : Ma'an


Ma'an centre. Ce qui reste abordable à l'état de station service ou de village devient franchement hostile à l'échelle d'une ville entière. Ma'an. L'idée qu'un occidental douillet peut se faire de l'horreur. Ville de parpaing au milieu de la caillasse, pleine de murs gris interminables, de terrains vagues où volètent les ordures. De femmes voilées jusqu'aux yeux. De baraques pouilleuses. Ma'an a été dans un temps ancien la capitale de la Jordanie. Deux jours ici serait une punition, une semaine un châtiment. Des blindés aux carrefours stratégiques surveillent la violence tribale, et peut-être islamiste. C'est aussi là que les bédouins, qui parait-il adorent les pilules, viennent chopper leur dope. On parle d'un dealer qui a perdu un fils dans une escarmouche et dont le deuxième est en prison.
Des gens barbus à qui les jordaniens de notre bagnole ne veulent même pas demander leur chemin, le salafiwahabite n'étant pas super friand de femmes émancipées (et d'ailleurs on demande finalement à un moustachu qui s'avère bien gentil). L'haleine fétide de la province (Brecht) en version bouillie-recuite par le désert. Des baraques effondrées, des citernes rouillées. Des barbelés où s'accrochent des dizaines de sacs plastiques poussés par le vent, comme un rideau de détritus, comme le drapeau d'une armée de gueux. Désolation-ville. Sur un mur un graffiti traduit par une Toleen incrédule "Tuez les infidèles".
Avons visité un futur complexe muséographique tiré de l'ancienne station du Hedjaz, très bien préservée. Ancienne gare comme une Ghost Town de luxe au milieu du tas de ciment et de sécheresse de la ville. Je me sens dans un équivalent moyen-oriental de Deliverance.
Evidemment je reconnais là deux choses assez cruelles : ma peur du musulman (de "l'islamiste"), et ma peur du pauvre.
Je ne suis cela dit pas le seul dans cette bagnole à les ressentir. Le "it creeps me out" de Alliah reflète un sentiment quasi-général.


Une dernière soirée à Amman où une cinéaste nous projette un film syrien d'une grande tristesse, des femmes interrogées par une femme, sur leur résistance à l'oppression, leurs années de prison, la torture, leur résistance à l'âge, l'amour et ses déception, la force traumatisante des souvenirs. Un film grave tourné/brisé comme un Godard ou un Varda, démonté et remonté avec une force amoureuse et branquignole.
Une quinzaine de personnes dans le bel appartement avec sa terrasse qui domine la ville. A la fin un "Q&A" par skype avec la réalistarice. Je m'éclipse la faute à mon insuffisance en arabe (autant le dire tout de suite : personne n'a dit ni sharmuta ni essuie-glace), et me retrouve dans la cuisine avec deux gars assez merveilleux tous deux journalistes pour un canard libanais libéral dont j'ai oublié le nom et j'en ai honte. On me parle de Genet, de Artaud, de Sartre, de de Beauvoir, de cinéma. On me demande assez frontalement mes opinions politiques. Je case quelque chose sur mon quasi-socialisme et ma désillusion dans le grand soir, et ma relation intime avec la musique qui je crois fonde beaucoup de mes idées. Ce dernier point les amuse et leur semble absolument exotique. Un vrai machin post-moderne. Ou con. Dans leur petit sourire je crois saisir quelque chose comme le déclin irrémédiable des chamallow européens. Mais l'heure n'est pas du tout au montrage de muscle, c'est d'ailleurs pas leur genre du tout. Magnifique soirée. Le critique de cinéma barbu s'enfonce de plus en plus dans le wiskhy et disparaît dans sa casquette. Il relâche l'emprise sur son énorme cigare cubain de marque. "We've got a soldier down" que je dis doucement. Il se relève d'un coup "Not quite !" et se ressert un verre. Pendant ce temps un monteur de cinéma aux cheveux blancs roule des pelles à notre hôte, elle-même cinéaste.



vendredi 4 février 2011

Damas

To Syria
Le matin du départ Toleen a comme d'hab deux heures de retard. Eric et moi allons prendre un petit déjeuner dans un resto surpeuplé qui s'étale sur tout une minuscule ruelle. On est reçu sans joie particulière mais la bouffe, pas spécialement petit dej friendly est délicieuse. Falafel, houmous, purée aillée de haricots rouges, le grand classique. Les tables de la ruelle étant occupées nous mangeons dans un espace couvert (mais ouvert) au plafond en lamelles de métal crasseux comme un garage à bagnole, je n'ose même pas regarder la tenue des serveurs. Beaucoup d'hommes, une écrasante majorité.


Avons pris ensuite un taxi genre voiture de luxe VIP (pour 50 euros à 3, 130 bornes, 3 heures) au marché de Amman, où des rabatteurs répètent "Sham" (Damas, et par extension Syrie en vieil Arabe, mais ils emploient aussi la version moderne qui se prononce "sou-ria" ou Suriyah) comme un mantra.


Après l'interminable East-Amman le paysage dévie lentement vers le méditerranéen. Les collines sont un peu plus habitées de vert, on aperçoit ci et là des arbres et même une fois un étang. Byzance est encore loin. Mais le monde semble déjà un peu plus doux.


La frontière prend des plombes. Un contrôle de passeport jordanien. Puis arrêt à un poste pour payer la taxe de sortie. Nous faisons la queue dans un assez joyeux chaos de turcs, de jordaniens, de syriens, d'irakiens et de saoudiens mêlés. Nombreuses femmes recouvertes de noir, des pieds au crâne. Notre groupe américano-jordano-français fait sensation. La queue pour payer et obtenir un ticket, la queue pour obtenir le tampon de sortie contre le ticket. Puis un dernier contrôle du visa de sortie, puis c'est la Syrie. Je m'agace de cette particularité locale, cette habitude qu'on les gens à ne jamais respecter la queue (encore un point commun avec les israélien) et à vous passer devant comme des malotrus, à pousser leur passeport dans la guérite au moment où c'est à vous de parler. J'essaie une minute de la jouer digne, "je suis au dessus de ça, vous l'emporterez pas au paradis, je resterai stoïque et allemand 10 vies si il le faut", et puis au final je me jette dans la mêlée. Après le tampon et check du visa, un petit dernier contrôle de passeport et nous voilà en Syrie.
J'aime les voyages et je hais les frontières. Je suis un gars prévisible.


Tout de suite une fois quitté le no man's land on est frappé par les cultures, l'irrigation. La richesse en eau de la Syrie impressionne. Comme si la frontière était une ligne de partage des eaux. On est maintenant en Toscane avec des minarets. La terre rouge, les oliviers (et des maisons pas finies en parpaing ou en béton cru, il faut pas déconner non plus) à la lumière orange du soleil couchant. A notre gauche un peu plus loin sur la ligne d'horizon, le Golan, sa majesté disputée et ses bruits de bottes.


Damas


Amman n'est qu'une agglomeration, Damas est une ville, vieille comme la terre de ses collines ratiboisées mais assez vivante pour que le passé glorieux ne soit pas son seul sujet de préoccupation.


Toleen me dit que les arabes aiment trouver des raisons extérieures à leur malheur. Les occidentaux, le satan américain, Israël. Pour le rendre inéluctable. Cette tendance arabe à pleurer leur horrible destin plutôt que de vouloir le changer.
En ce sens la revolution tunisienne a pris tout le monde par surprise, jeunesse éclairée comprise. Cette melancolie anihilatrice d'énergie remonte selon-elle à plus loin encore que la religion elle-même, il serait bien trop facile de la mettre sur le seul dos de l'Islam.


C'est peut-être bien ce qui explique l'omnipresence de ferrouz. Dans le taxi défoncé qui nous fait traverser la ville le premier soir pour aller manger un repas merveileux dans un beau café de la vieille ville, Ferrouz. Chez A et Z chez qui nous logeons, Ferrouz. Dans les boutiques, Ferrouz. Toute cette foutue melancolie orientale, cet espèce de cocon de poésie raffinée mais triste pour amortir le choc de pierre et de metal de la vraie vie. C'est vrai qu'à mes oreilles Ferrouz parle à quelque chose de profond, à un masochisme ancré en chacun qui se déguise sous le nom de "beauté". Et parle à cette sophistication incroyable qui est disséminée dans à peu près chacun des objets de la vie quotidienne, dans chaque détail de la ville peut-être plus vieille que Mathusalem. Quand Saint-Paul (dont je n'ai trouvé aucune Tarse) y trouve la voie d'Ananie et de dieu la ville est déjà multimillénaire, ce qui permet de relativiser le règne de El-Assad...


La ville est chargée. mais elle se présente au naturel, pas du tout maquillée comme une voiture volée, non, juste bien tenue, et son passe glorieux ne ressemble en rien à un obstacle à son present disons foisonnant ("Syrie terre de contrastes", etc").


Avant d'atteindre le centre on est encore sceptique, les banlieues parpaing poussières se succèdent (notamment un célèbre camp de réfugiés palestiniens maintenant construit en dur, 60 ans de camps, le prix de Israël), lentement remplacées par ces incongruités que sont les boutiques modernes climatisées opulentes raffinées ou vulgaires mais brillantes comme des sous neufs au milieu de terrains vagues affreux envahis par les sacs plastiques... C'est un truc que mon esprit occidental ne comprendra jamais.




A Damas, avons logé chez A, un ami de Toleen, un barbu aux cheveux longs d'une trentaine d'années grand et maîgre malicieux et doux comme une crème. A est un incorrigible fumeur de pétards et son succès en tant qu'acteur (et professeur de mime pour des classes de 70 élèves sourds-muets, oui), en tant que metteur en scène, en tant que poète (il a "gagné un prix" comme on dit, mais à la vérité sa poésie telle que traduite par Toleen m'a beaucoup plu, à ma grande surprise) ne peut pas dissimuler une demi-seconde le fait qu'il vive dans un trou à rats d'adolescents attardé de trente ans. Un petit appartement dans un dernier étage ajouté d'un immeuble ancien d'un beau quartier (Shaalan), un petit appartement de collocation avec une chambre sans fenêtre, une salle commune à peine plus large que le petit couloir où trône un canapé au velours fileux aussi pelé que les montagnes jordaniennes, probablement hôte d'une des plus belles collections de puces de Damas (un petit chien, loulou, y fait ses languides et enthousiastes siestes à répétition), en face d'une petite table basse et d'une grande table en verre, un ensemble verre-fer avec les chaises assorties. La pièce n'a qu'une minuscule fenêtre grillagée,
Elle débouche sur une cuisine sale où les champignons, comme le peuple tunisien, se sont élevés tous seuls.
Tous les soirs, autour de la table basse de contreplaqué graphitée au marqueur, au son du petit laptop vaio qui peut jouer du Múm comme du Ferrouz, toute une société de trentenaires plus ou moins artistes viennent fumer le libanais de Zazour (le colocataire)et boire du whisky comme d'autres sirotent du thé à la menthe en racontant des histoires à faire rire ceux qui fument le calumet.
J'y ai goûté un soir, mais les joints étaient si forts, si épicés, minéraux, si goudronnés que j'ai failli en perdre mes dents et mes poumons, j'ai plus l'habitude. Ils rient comme rient tous les fumeurs de pétards du monde à leur propre et autosatisfaite et grégaire conscience de leur bêtise amusée.
Pas la peine de comprendre l'arabe pour saisir ces choses. A est un incorrigible fêtard et expérimentateur qui passe des journées sous LSD à entendre des voix crier son nom, et même à avoir des conversations avec elles dans le centre agité de Damas, et même à engueuler dieu.
Zazour improvise un soir sur la pomme du mac d'Eric, mêlant le mythe de la bible et celui de Newtown et parvenant à la conclusion "la femme est la gravité". Puis il m'explique dans un rire heureux toujours quasi sans un mot d'anglais qu'il est le nouveau Sanson (zanzoon), sans cheveux (il est chauve) et sans force (il est maîgre comme un clou).
Passent des dizaines de personnes qui viennent relater et remémorer des aventures dignes d'être chantées sur tous les canapés pouilleux du monde.


Avons passé la première soirée au restau puis dans une maison d'expats français, une superbe maison de deux étages disposés autour d'une petite cour intérieur où est planté un lavabo, cours qu'il faut traverser pour aller se doucher ou pour atteindre la cuisine sans porte. Magnifique ouvrage du siècle dernier, où l'été on doit lézarder en piochant négligemment du raisin à même la vigne vierge. La collocation d'expats français respire l'expatriation exaltée, que je trouve toujours un peu zoneuse. Ils nous jouent des chansons à la guitare que je ne commenterai pas. A sort avec l'une d'entre elle, qui me plait d'ailleurs beaucoup, une femme au caractère trempé, en béton armé d'acier inoxydable et à la gouaille impayable. Une jeune française étudiante en droit venu apprendre l'arabe détonne par son sérieux et son teint pâle quasi victorien. Elle explique à une nouvelle venue arrivée trois jours plus tôt qu'elle a décidé de vivre dans la banlieue de Damas, dans un couvent de jeunes filles chrétien, où l'immersion est totale. Elle a peut être raison sur le fond, mais dieu que cette rigueur est emmerdante. Alors que nous pensions aller nous coucher après que A nous ai emmené chez d'autres gens, avec toute la maison de français, d'autres gens pas spécialement ravis de recevoir 12 personnes d'un coup sans etre prévenus, A, qui est du genre conciliant, a invité, à notre grand désespoir Toleen, Eric et moi, les deux maisonnées réunies à venir fumer le calumet chez lui.


A. avec sa voix douce raconte sa dernière pièce, un monologue à la mise en scène minimaliste, je veux dire presque inexistante, reprise d'un texte français que je ne connais pas, "Contre". Le texte réadapté à la situation syrienne est un hymne à l'opposition qui ne cite pas d'ennemis. Au principe d'opposition. Les forces de sécurité ont bien entendu vu la pièce et même exprimé un certain mécontentement, sans toutefois l'interdire. Une fois, un spectateur saoul s'est mis à crier des slogans pro-tunisien. A. ou zazur je ne sais plus, sûr de la force de leur théâtre, je veux dire sûrs que leur théâtre est la politisation dont a besoin la Syrie, ont renvoyé le gars sans ménagement d'un "va t'immoler dehors si tu as un peu d'honneur, sinon tais-toi". Je suis assez choqué, mais je la ferme. Je sens cela-dit un relatif désintérêt chez eux pour l'incendie tunisien. Comme si la contrainte était si forte qu'elle était intégrée comme l'air ou comme l'eau. Nous sommes à quelques jours, deux, pas plus, du soulèvement égyptien, "l'égypte est un pays stable" comme dirait la Hilary des premiers jours.


impressions de Damas :


un vieux en costume noir et casquette s'allume une cigarette en sortant d'une maison de thé,
bandes de femmes voilées de noir de pied en tête monopolisent le trottoir devant l'immense marché couvert,
taxis défoncés se fraient leur passage au klaxon, - les décorations interieures des taxis tout un poème. quelques conflits psychanalytiques mal resolus qu'on peut déceler quand les schtroumph en peluches ou les loupiottes rouges dépassent la densité de l'acceptable
un vieux chauffeur de taxi nous raconte en se marrant l'histoire d'un Japonais qui ne savait pas prononcer le nom d'une banlieue lointaine et s'est retrouvé à l'autre bout de la ville
une française me raconte qu'elle aussi s'est perdue et qu'un homme est sorti du bus pour l'ammener à la bonne station et lui a payé le billet jusqu'à sa destination
grilles en fer forges des balcons, des portes d'immeubles, des jardins, des parre-soleils,
couple de "milliardaires", l'homme porte un long manteau à la touche 70's presque rock n roll et un Hatta rouge, et sa femme avec ses immenses lunettes de soleil une longue dishdasheh... damasquinée, je veux dire cuivrée, brillante de motifs complexes et dorés sur son tissu vert sombre,
les enseignes peintes et les enseignes lumineuses en arabe et en anglais,
les boutiques qui débordent sur le trottoir, l'armée bien disciplinée de produits chinois très colorés bien rangés sur la place publique
les vieilles villas à colonades et larges balcons, les immeubles des années 30 ou 40, leur bauhaus lascif et ondulent et leurs colonnes de pavés de verre,
les vieux réservoirs à eau en metal d'une seule pièce qui ressemblent à des bulbes de titanium tirés d'un film SF panarabe des années 60
les 4x4 rutilants des gens importants en légères difficultés libidinales
les mosquées de la plus rèche en béton arméàa la plus ridiculement luxueuse en marbre, avec leurs domes fantomatiquement éclairés au néon vert fluo,
les indolentes rues à l'européenne juste assez larges et boisées
les restaurants dans les vieilles maison du 18e siecle (avec leurs cours intérieures carrelées, leur fontaine et leurs colonades, leurs écrans plats et leurs clips egyptiens merdiques)
les portraits du grand leader el assad en grand sur les bâtiments officiels, en moyen sur les balcons des partisans, en pare soleil à pare-brise arrière, en photo de magazine clouée sur un mur, en joli encadré de bois au fond dune arrière-cour, en version photoshopée avec drapeau flottant sur certaines administrations, en photo papier scotchée avec delicatesse pour la proteger du gras du vendeur de kebab, en peinture, en assiette, en tenue civile, en extrudé dans du plexiglas en forme de drapeau, en tenue militaire... infinie profusion du réel
les places immenses avec leurs statues des grands hommes et/ou leur art moderne
les Kebbé nayyé !,
les rues piétonnes proprettes comme un salon bourgeois et débordées par le front intérieur des acheteurs et vendeurs qui s'écoule sous la crudité des enseignes lumineuses,
les cireurs de chaussures qui supplient des hommes d'affaires pressés en train d'ajuster leur Hatta,
les bandes de mômes-mendiants aussi collants que du sparadrap
les colossales structures de bétons des futurs centres d'affaire qui champignonnent dans de vieux quariters, vieil habit Haussmannien colonial remplacé par celui de l'asie industrieuse,
les hordes de climatiseurs carrés à chacune des fenetres,
les vérandas a plantes vertes sur les balcons,
les vérandas illuminées où transparaissent depuis la rue les rayonnages d'une bibliothèque d'acajou,
les terrasses de cafes pleines de narguilés fumants,
les vieilles maisons ottomanes en decomposition,
les petits quartiers de maisons basses à rendre fou un agent immobilier europeen,
les palmiers qui bercent les jardins des beaux immeubles residentiels,
les panneaux de bois précieux et ciré utilisés pour fermer les boutiques de la vieille ville,
les militaires en tenue camouflage qui mangent un cornet de frite assis surla petite colline d un terrain de jeu pour enfant,
les chats,
les grappes de chaussures, de babouches, et de sandales de cuir à épaisses semelles qui pendent à l'entrée des magasins du souk comme des dates trop mures,
les cages à oiseaux dans les restaurants,
les cours intérieures rapidement entrapercues par des portes entrebaillées qui ont avec leur carrelage, leur mobilier de jardin et leru vigne vierge des promesses de bonheur vesperal/estival,
les coifferus au mobilier design d un autre age dans leurs boutique minuscule
les femmes voilees en bottes a talon hauts
les ados qui fument, les vieux qui fument, les grosses femmes qui fument dans leur vêtements amples, les petits vieux qui fument dans leur stand a cigarette, les flics qui fument en faisant la circulation avec leur gros baton orange/blanc, les chauffeurs de taxi qui fument en klaxonant rêveusement,
l improbable original suicidaire (mais non fumeur) en trotinette electrique,
les "service" ou taxis collectifs combi volkswagen ou toyota remplis jusqu'à la gueule de femmes voilées, d'hommes aux cheveux noirs et d'enfants qui embrassent les vitres,
les utilitaires japonais pleins de matériaux non identifiés sous des bâches en sac de riz,
les immeubles pouilleux aux balcons noirs de suie où des parasols affligés pourrissent lentement,
le bâtiment public années 70 aux fenêtres triangulaires comme celles de l'hopital béclère de Clamart, gardé par des hommes en civil armés de mitraillettes,
les tailleurs qui poussent des gros stands de vêtements en fer à cheval sur roulettes à même la route,
les petites cabines "traffic police" au milieu des carrefours, celles en bois, celle en plexiglas et metal,
les petits boutiquiers en jacquard sans manche et en chemise bien repassée qui ont l'air gentil et dignes en toutes circonstances,
les panneaux lumineux des congregations orthodoxes ou catholiques, les enseignes en arabe bleu blanc rouge des boulangeries francaises,
les mosaiques bleues de batiments officiels qui frisent l ubersophistication,
Une petite dizaine de verres d'arrak au milieu d'un festin à faire rougir de honte un végétarien repenti.






Cul de saq
établissement central de matériel de la télégraphie militaire
Société des télégraphes Mildé
Cahiers des charges
Billets I classe
Billets III classe
papier de Damas (marque déposée)
Cabinet dentaire
Coiffeur
Souliers
CEREALES
Maison de repos Saint-Elie
Blanche fleur
Rue Baron




4 fichiers son :
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Deuxième enregistrement de la Grande mosquée des Omeyyades. (Ibn Battuta : « C'est la plus sublime mosquée du monde par sa pompe, la plus artistement construite, la plus admirable par sa beauté, sa grâce et sa perfection. On n'en connaît pas une semblable, et l'on n'en trouve pas une seconde qui puisse soutenir la comparaison avec elle. Celui qui a présidé à sa construction et à son arrangement fut le commandeur des croyants, [...])
Ai choisi la cour de la mosquée, énorme, tout en marbre, traversée par des grappes d'êtres humains en chaussettes, pour son allure sonore de préau. Des enfants qui courent et hurlent dans toutes les directions. Ce qui n'est pas ce que l'occidental moyen dans sa prison de préjugés attend d'une mosquée. Stéréo au max.


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Vieille ville. Un vendeur de Kébabs puants comme la mort ("Sham paradise") passe de la musique religieuse sur une minuscule place ensoleillée.
Des gens parlent, une voiture passe.


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Vieille ville. A coté d'un "Coffey Shop" un reste de ruines greco-romaines. Accroché à la colonne de marbre blanc, un perroquet en cage. On entend distinctement les gens qui essaient de le faire chanter, mais il n'a pas besoin de se faire prier. La pauvre bête parcours sa minuscule cage par les 6 faces, en permanence. Ce qui donne peut êre une autre tonalité à son "chant".


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radio des flics, enregistrée au péril de ma vie. Je m'approche et le son augmente, je m'éloigne, il diminue.


Avons visité l'ancienne gare du Hedjaz (1908) qui est devenue depuis quelques années une galerie de photos de la ligne de train et une librairie (où l'on trouve Mein Kampf, pourquoi s'emmerder avec les convenances hein ?). Là des gens nous ont reçu avec une jovialité peu commune. Le tout en arabe dans le texte. Eric le comprend un peu, Toleen est né avec. Moi je ne connais que Sharmuta et Choukrane, et Essuie-glace. Alors je me suis mis dans un coin et j'ai commencé à décrire le bureau du directeur de la gare desaffectée du Hedjaz, de la manière la plus naturaliste possible.




Lumière : Néons blancs derrière des grilles carrées insérées dans le faux plafond quadrillé en liège ou équivalent, comme tous les bureaux du monde. Vitraux bleus jaunes et rouges des fenêtres originales, transmettent une douce lumière à travers les deux rangées de rideaux de mousseline (?) verte.
Le soleil pénètre donc la pièce, filtré joyeusement, par la plus grande fenêtre, en face de la porte.


Dimensions : environ 3x3x3.


Ouvertures : La porte. Une porte fenêtre avec un balcon. Une fenêtre derrière le bureau. Au sol en dessous, un sac poubelle noir poussiéreux.




Revêtements : grise un peu vieille sur un mur. Blanche un peu salie sur les autres. Haute plinthe en carrelage noir. Tomettes carrées bordeaux.


Equipement : Télévision (estimée années 90), scanner, laptop, ordinateur de bureau (avec son meuble), bouilloire électrique en plastique bleu. Corbeille en papier en grille métalisée rouge. Sous le plafond un climatiseur Daya.


Mobilier : Bureau noir en bois agloméré avec un plateau arrondi. Set de trois petites tables basses-tabourets en bois marrons foncé avec de la marqueterie sur le plateau (le plus grand a environ 35cm de côté), probable imiation d'un design du milieu du siècle, fauteuils tous identiques placés contre les murs dans tous les espaces vides. Industriels et sans style, coussins marrons en mousse dure recouverte d'un velours élimé. Deux fauteuils de bureau en sky noir, devant le bureau et le meuble d'ordinateur. Porte-manteaux en bois épais a quatres pieds au sol et quatres pieds en haut. Une serviette accrochée à un picot à un mètre du sol. Vitrine des années 40 ou à peu près, très belle, en bois chic mais un peu poussiéreuse, pleines de souvenirs, photos familiales, tour eiffel, 4 classeurs qui n'ont rien à faire là, un livre, un petit cadre avec une plage et des cocotiers (en relief). Sur la vitrine, la télévision et un drapeau syrien sur un petit pied.


Sur le bureau : Plusieurs classeurs, un journal du jour, quelques exemplaires encore pliés d'un autre journal, 2 drapeaux syriens enchâssés dans des presse-papiers en plexiglas qui sont peut-être bien des récompenses. Une belle boîte de bois marquetée très arabe, tout en longueur (un jeu de Backgammon ?). Plusieurs tampons. Une petite pendule sur un socle plexi. Sur le scanner sur le bureau, un globe terrestre (20 cm de diamètre) et un calendrier 2011 du Blue Tower Hotel. 2 briquets, 2 téléphones, une boîte de carte de visite, télécommande du climatiseur, coquillage, mug avec un logo Hijaz, perforeuse, paquet de Marlboro rouge, petit flacon de parfum, casquette marron à la façon des années 50 posée sur un classeur à intercalaires noir. Le long du mur, à l'extrêmité du bureau, 3 téléphones fixes dont l'un est sans fil, et plusieurs prises électriques.


Au mur : 3 photos de la ligne Hedjaz (dont une loco ancienne qui souffle sa fumée dans un beau paysage vert), une carte du Hedjaz. El Assad. Un tableau de liège recouvert d'un tissu noir. Une photo du directeur lui-même, au travail, dans un wagon avec un casque de chantier sur la tête. Deux étranges diplômes en anglais (des affaires de relations syrio quelque chose). Une pendule à digits ovale avec un logo du Hijaz, probablement des années 80. A la droite de la porte une vitrine en méchant métal blanc fixée au mur. Des clefs à l'intérieur.




Le directeur : Sur sa chaise d'ordinateur, le bras gauche sur le bord du bureau, il fume (tout le temps). 1m 65 max. Visage rond très souriant. Moustache fine. Cheveux courts. Je ne peux pas voir ses chaussures. Pantalon vert sombre. Veste gris claire un peu sport. Chemise noire bien tenue. Grosse montre à son poignet poilu. Un peu rond sans être gros.


L'employé photographe : Grosses tennis de jogging, jean bleu usé, chemises à rayures verticales rouges et grises, veston imitation Lacoste. Bedaine. Cheveux blancs. Visage heureux d'enfant prisonnier dans un corps adulte. Lunettes. Il nous montre un photomontage d'images du Hijaz sur son téléphone Nokia (avec la musique de Starwars).