jeudi 3 février 2011

Alep

Vers Alep


Le chemin du départ, jusqu'à la gare de Damas-Kadam, à travers l'océan de parpaing et de boue sale de la banlieue.
Le long de la voie pour quitter la ville, la même impression de découvrir l'arrière cours qu'on a voulu cacher aux invités, triste et un peu honteuse, le logement insalubre des domestiques. Le touriste passe sa vie à ignorer la souffrance.
Longues banlieues où à part les quelques bâtiments industriels et les nombreuses mosquées, toutes les maisons sont faites à la main et s'entassent le long de rues en terres battues et de terrains vagues souillés. Tous les méchants bâtiments administratifs poussiéreux jusqu'à la suffocation que je m'attendais à trouver au centre-ville ont été apparament relogés là-bas. Vous voyez le tableau.


Train assez pouilleux, appelons un chat un chat. Wagon hors d'âge aux sièges passés ou jaunis de crasse. Equipement épuisé fonctionnel, des néons blancs enchâssés dans leurs boites plastiques rainurées courent tout le long des wagons.


Le train s'arrête à la campagne. Une adolescente bottée habillée tout en rose avec un voile vert émerge d'un nuage de poussière. Elle tient un petit enfant au bras. Derrière, des garçons poussent des moutons avec des bâtons.


Le paysage redevient sec façon Jordanie. Les carrières : seule activité dans la quasi-plaine.
De gros camions à bennes roulent vers leur destination mystérieuse.
Le long de la route, sur un préfabriqué de 2m de large et 6 de haut avec ses traditionnelles béances à la place des fenêtres; un drapeau syrien.


Au fond très loin, au pied des montagnes bleuetées de l'horizon, un énorme réacteur de centrale électrique, je ne crois j-pas en avoir jamais vu un plus grand, cylindre de métal peint moins évasé que ceux que l'on peut connaître en europe, il flotte dans la brume.
Le halo jaune clair du soleil mourrant ne parvient pas à percer le voile.


Un motard au siège léopard.


Châteaux d'eau en béton jaune bruts de décoffrage.


Le soleil tourne une dernière fois au rose, donnant à la lande pierreuse un visage de mystère et d'ombres.
L'idée de l'été ici, une abomination.


La nuit. Les néons verts des minarets des mosquées de campagne semblent suspendus dans la nuit, vaisseaux spaciaux de l'Hégire nouvelle.


Une raffinerie avec ses citernes comme des bombones allongées coiffées de néons blafards qui n'osent pas percer la pénombre.
Quelques fantômes de bâtiments sales apparaissent et disparaissent dans un halo orangé.
Un mirador. La flamme haute d'un puit de pétrole (?). Les quelques lumières qui laissent deviner l'inextricable tuyauterie.


Du No man's land noir surgit une affiche 4X3 de El Assad bien rétroéclairée par un projecteur blanc éclatant. Il lève la main en souriant, modeste mais opiniâtre sauveur de la nation.


Dans le wagon devant moi un enfant babille. Mon voisin chantonne doucement, complètement faux, en somnolant à moitié, ses écouteurs aux oreilles, c'est très agaçant.Uun autre enfant derrière moi compte ou déclame en chantant. Encore plus loin, les très aigus d'un téléphone qui crachotte une musique religieuse plaintive. Ma voix qui jure en français (j'ai renversé mon Nescafé sur la tablette), une femme parle au téléphone, quelqu'un ronfle.


A la sortie du train le vieux monsieur qui nous avait fait passer sa plaquette de chocolat met un point d'honneur à nous accompagner jusqu'à l'hôtel.
En route il nous montre à gauche "le quartier de (ses) frères chrétiens".
Il revenait d'une conférence sur l'utilisation de stéroïdes dans les compétitions d'haltérophilie.


Alep


Vieux centre, écheveau de ruelles hors d'âge, balcons ottomans en bois décati, ridés comme une vieille femme, des boutiquiers satisfaits vendent leurs produits en écoutant de la musique triste, et les bouchers utilisent des balances à cadran. Alep est chrétienne, kurde et parait-il, il y a encore quelques décennies, juive. Boutiques en arcades fermées par d'incroyables panneaux de bois sculptés. Nous avons mangé le premier soir dans un restaurant de Maharadjah pour 10 euros une nourriture de prince (Kebbé nayyé !). Il n'y avait qu'une seule femme dans le resto, Toleen.


Un corbillard chrétien, 4x4 noir avec des angelots et des frisures dorées sur le toit, à l'intérieur un épais rideau hum... mordoré au drapé impeccable.


Près de la citadelle, un ferronnier à belle moustache blanche et aux yeux bleus et brillants fait des percussions avec deux vieux marteaux, l'un contre l'autre. Eric le filme et Toleen le questionne dans son atelier. Cages à oiseaux, portes forgées, chaises ornementées, bouts de métal rouillés plus ou moins utilisables. Il nous sort de vieilles photos de famille et nous explique représenter la 7e génération successive dans le métier.
Probablement l'homme le plus gentil du monde.


Un homme d'une cinquantaine d'année fume assis sur un banc, petite couronne de cheveux en haut de son crâne brun. Lunettes raffinées. Allure bourgeoise, costume de velours, chemise bleue. Il me grille au moment où je me mets le doigt dans le nez.


Au ridiculement sublime marché couvert, le souk d'Alep, qui n'a pas dû changer substanciellement ces 700 dernières années, dans une de ces galeries plutôt consacrée au textile, où les boutiques minuscules de parfois moins d'un mètre de large sont tenues avec amour et entassées les unes à côté des autres, j'achète un keffieh si marron et noir qu'il ne ressemble pas à un keffieh, pour 100 livres, après âpres négociation. Il en vaut 50 un peu plus loin.
Un homme m'interpelle "les carottes sont cuites", en français dans le texte. Je le regarde hilare, il me montre une pancarte en carton écrite au marqueur en français : "Cadeaux pour la belle-mère".
des vendeurs de savon, de tapis, de bijoux, d'articles pour jeune mariée, de cordes, d'outils, de noix roties, de "graisse de coton" (???), des tailleurs, des papeteries ambulantes en voiture à bras, dans un petit labyrinthe de galeries en pierre vénérables éclairées par des ouvertures dans le plafond et des lampes d'Aladin. Un fantasme oriental. Je ne savais pas que le réel pouvait être aussi proche de l'idée qu'on peut s'en faire.
Des petits utilitaires roulent dans les allées les plus larges et parviennent même à se croiser.




(lingerie "fine" super-sexe-méga-chienne en vente partout. Avec des lacets ou des trous là où il faut. Ce sont bizarrement surtout des hommes qui tiennent ces boutiques)


Avons rencontré un artiste photographe a succès très connecté dans le grand monde, à carrière internationale. Peut être bien totalement imbu de lui même, mais gentil. il nous a emmené dans un resto arménien. Il nous a montré ses photos, mais c'est celles de son élève, un homme doux et timide, et assez servile avec le maître, d'une quarantaine d'année, qui nous ont tous unanimement plu. Des photos prises à son travail, il est ouvrier dans une usine de textile. Des photos qui ne cachent pas une seconde la sensation d'impasse de ceux qui son condamnés à l'usine. Des yeux cernés qui regardent dans le vide, des fonds presque en halo, presque inexistants. Le gars a réussi avec le temps à laisser les ouvriers l'accepter, et même les patrons de l'usine qui l'encouragent maintenant. Du bel ouvrage. Du social-réalisme si le terme devait avoir un sens.






vers Antakya
Interminable négociation à la gare de taxi pour la Turquie, le "garaj Turkiye" un genre de grand parking sous un toit de béton, ce genre de négociation où tous les badauds viennent donner leur avis que personne n'a demandé en prenant un air sérieux, volontaire, impliqué et concerné qui dissimule assez mal leur simple envie de prendre du bon temps.
Toleen argumente avec calme contre notre chauffeur qui tente de nous enfler en nous faisant payer un tarif de voiture "privée" et en ajoutant en douce des passagers qui d'ailleurs paient le prix fort. Tout le monde reste absolument calme. Tout le monde hoche la tête à son discours posé mais elle ne gagne véritablement les coeurs et les approbabtions appuyées que lorsqu'elle peut, triomphalement, répondre Phalestine (ça se prononce ainsi et me fait comprendre une relation avec les Philistins de la bible, je suis du genre lent à la détente) à la question de ses origines. Un frémissement secoue alors l'assistance exclusivement mâle qui avec force consultation tactile de ses sages moustaches décide qu'elle est donc des nôtres et qu'elle a raison depuis le début. Victoire éclatante de la qualité humaine sur l'argumentation abstraite.


La terre nord-syrienne est baignée de pluie et douce comme la méditéranée. Des forêts de pins et de conifères locaux, des chemins bordés de ces grosses pierre de taille blanche qui font la beauté d'Alep. Aucun enfer en parpaing et poussière à signaler.
Sur une colline rocailleuse à la brume mystique comme un mont d'écosse un panneau indique "Forêt de l'amitié turco-syrienne".


A la frontière où des dizaines de camions dorment devant quelques bâtiments administratifs blancs, une troupe de réfugiés palestiniens dansent dans le No man's land. Ils ont à peu près tous des keffieh noirs et blancs. Le plus agé d'entre eux joue d'une percussion, tout le monde chante un mantra qui comporte le mot "Phalestine" et quelques femmes s'approchent à grands pas ésthétique du youyou. Grande ferveur, attroupement amusé tout autour. C'est une troupe de danseurs en voyage pour un festival folklorique en Bulgarie. Ils vivent en Syrie, qui ne leur a jamais donné de passeport, et sont donc à la merci de tracas administratifs kafkaïens dès qu'ils veulent ou doivent sortir du pays.
Pendant ce temps un couple libyen est interdit d'entrée en Turquie... mais leur retour en Syrie leur sera très probablement refusé vu qu'ils ont fait l'erreur de venir à la frontière par leur propres moyens (à pied ?) et donc de ne pas enregistrer leur départ de leur dernier point de chute. Grosse angoisse sur leur visage, lamentation de la femme, blancheur grêle de l'homme, "personne ne veut des libyens".



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