samedi 5 février 2011

Wadi Rum

vers le Wadi Rum (autoroute Amman - Aqaba, plein sud)


Café à la cardamome (ou tout autre Zingibéracé inconnu de moi) aussi épais qu'une soupe de poix servi dans des gobelets en plastiques au petit comptoir d'une station service au milieu du désert.
Bâtiments de béton avec leurs ogives arabes, parpaing nu, enseignes défraîchies, chaises en plastiques de jardin sous une treille défoncée. Vent froid et poussière. Un cliché de saoudien avec son foulard, sa moustache et ses lunettes de soleil fait hoqueter sa Mercédès devant quelques unités de garagistes aux rideaux de métal tirés.
Des remorques aussi vieilles que des carrioles posées sur des bidons essence sont en train de pourrir à un mètre du sol. Des paysans vendent quelques légumes. Quelques échoppes-épiceries agglutinées, une cahute de béton jaune jamais terminée avec ses fenêtres et sa porte béantes, totalement couverte de graffiti en arabe d'où émerge pourtant en lettres épaisses le mot LOVE.
D'autres de ces baraques aveugles où les barres verticales de l'armature du béton traversent le toit et subissent, stoïques, la poussière, le vent et le sable. Deux chameaux en arrière-plan. Des chèvres sales.
Des camions. Du cambouis, du goudron craquelé.
Mentionner la platitude, la mornitude infinie du paysage pierreux. Jaune, noir, gris. A notre gauche sur la vieille ligne du Hedjaz, quelques wagons citernes tirés par un diesel orange poussif et magnifique. Lignes électriques. De loin en loin des transformateurs protégés par des clôtures. Des vendeurs d'huile disposent une pyramide de bidons vides devant leur tente. Une énorme pipe-line à eau en construction avec ses sections de tubes d'au moins un mètre de diamètre et ses grosses machines spéciales pour les assembler et les souder, et ses grues à l'arrêt.
Le royaume du pneu. Des terrains cadastrés par des lignes de pneus. Des piles de pneus. Des tas de pneus.
Quelques villages éclairés aux maisons d'un étage. Toujours des dizaines de constructions inachevées, ou abandonnées. Quelques habitations en rose fuschia de princesse, assez saugrenues. Des petites mosquées neuves en béton peint, colorées.


Une grosse ville au milieu de la rocaille. Ma'an. Un stade de foot au gazon vert. Pause à Ma'an sur un parking. Une poubelle entièrement rouillée entre nous et la route. Exactement dans l'axe d'une petite mosquée. Entre les deux, le long de la voie, des bédouins font du stop. Un taxi jaune débouche d'une petite rue où des oliviers sales sont plantés dans des bidons de pétrole. 2 gamins à l'avant dont un sur les genoux de son père barbu, une main sur le volant, l'air fier.


Une minuscule mosquée sur le parking d'une station service, son néon vert droit comme un i. La route est en fait extrêmement habitée, petite ligne de vie dans le grand nulle part. Stations anciennes sans plan préalable, stations modernes au design corporate. L'existence d'un choix possible entre les deux est un repos pour l'âme affligée de l'occidental marketisé.


Tout le monde a vu le Wadi Rum dans cette voiture. Therefore, tout lemonde m'accuse du désastre à venir, la nuit dans le désert le jour le plus froid de l'année. Pluie confirmée par la météo. Puis tempête même. But Guillaume has to see Wadi Rum disent-ils en riant.


Quelques carrières avec leurs énormes silos. Le long de la voie, pendant un arrêt photo, un parre-brise au verre entièrement étoilé avec son tour de caoutchouc intact. Sacs plastiques en liberté, par milliers. Bandes noirâtres chevelues de pneus éclatés. Les citernes cylindriques placées partout ne sont pas des réservoirs à essence abandonnés ou des trophées de décoration bédouine, triple idiot : ce sont des citernes d'eau.


Quelques ridules qui deviennent des collines pelées. Le paysage se vallone. Des arbres même. Des conifères malingres bouffés par la poussière. Je n'ai jamais vu d'arbres aussi gris.
D'un seul coup le paysage se creuse. La route serpente entre des crêtes arrachées au sable terreux qui transpercent la brume. Des vallées lunaires, martiennes plutôt. Entre les falaises de plus en plus de sable.
La terre rosit et les concrétions se multiplient. Immenses massifs à 12 heures. Puis partout. Cramés. Striés, pliés, stratifiés, veinés dans les ocres-bruns. Comme des gâteaux beaucoup trop cuits.


Un panneau triangulaire "danger chameaux".


Les montagnes ne portent rien d'autre qu'elles mêmes. Rocaille. Quelques oasis émergent de l'océan de caillasses grises et de sable rosé, des villages, des arbres. Quelques serres.
Lotissement de maisons cubiques aux fenêtres toutes en longueur, avec leur jardin de pierre et de sable entouré d'un muret peint en rouge. Copié-collé des dizaines de fois sur les flancs chaotiques d'une colline.
Dans un village bédouin cette maison où du toit bétonné part le fil à linge, qui descend vers le mur d'un petit cabanon en parpaing.


Les bédouins ont été semble-t-il sédentarisé de force quand le Wadi Rum est devenu une réserve naturelle. Mais ils ont le monopole du tourisme et ne me semblent pas malheureux. Ils roulent en 4x4, dans un des rares endroit de cette planète où cela fait à peu près sens.
L'intérieur le la maison-cube de celui qui s'occupe de notre trip, avec ses rideaux brillants de princesse, ses papiers peints gauffrés somptueux, ses stucks d'impératrice, son plafond turquoise et ses gros tapis moelleux est un rêve figé de caravansérail.


Wadi Rum


Un bédouin beau comme un ange qui commencerait à perdre ses cheveux nous a conduit à travers le désert jusqu'au pied d'un de ces massifs. Il nous a conseillé de nous mettre là parce que la falaise est un peu bombée et qu'un petit cirque rocheux nous coupe du vent. En y faisant du feu nous ne pouvons pas craindre le froid. Qui d'ailleurs n'a finalement jamais été aussi apocalyptique que prévu. Légère odeur de merde de chèvres, pas désagréable.


Coucher de soleil juste sous la couche de nuage, énorme boule rouge, enfin je ne vais pas vous faire cet affront.


Il a finalement fait beau et plutôt bon. Nous avons eu le droit à une nuit sublime au fort clair de lune, autour du feu sous la protection de la falaise arrondie. Nous avions acheté du bois à un vendeur planté le long de l'autoroute à la sortie de Amman (20 piastres le kilo). Nous avons des matelas, des duvets, des provisions achetées à l'épicerie du village. Avons mangé des légumes mélangés aux épices et à l'huile d'olive cuits longtemps dans une papillote de papier d'alu à même les braises. Piochant dedans avec du pain. Merveille. Ai bu trop d'Arak. Parlé un poil trop fort. Parano du lendemain, parano d'avoir été lourdaud. Nous nous sommes donnés des totems de vieux scouts (moi : "He who wants to see wadi rum", alliah "Dead Goat" etc). Nous fumons des clopes comme de vrais arabes. Les femmes arabes fument comme des pompiers chinois. Elles gagneraient haut la main le championnat du monde de chain smoking, leurs adversaires humiliés asphyxiés dans un grand nuage gris exprimant leur désarroi d'une pathétique toux crachoteuse avant de donner fin à leurs jours en dévorant une cartouche de Marlboro.


Une conversation avec Karma pour qui l'homme a perdu son pouvoir, n'est plus un vrai homme depuis l'industrialisation. Je sens revenir le souvenir cuisant des 7 orgasmes. Il faudrait selon elle revenir en arrière, "retourner" à la nature. Mon point de vue, que je crois panthéiste aussi, ne tourne pas le dos à la modernité. Je lui décris la nature comme un tas d'emmerdements infinis, et la société comme première. Lui parle d'espérance de vie à 23 ans, de familles qui se font bouffer par des saloperies de tigres aux dents de sabre (et mentionne l'absence de dentiste). Je lui dis qu'il n'y a pas de survie sans civilisation. Qu'on a de toute façon plus le choix. Mais que la survie ne doit plus se penser comme un combat et une domination. Je suis peut-être un peu trop persuasif, ou cassant, ou con. Elle m'en veut un peu et va se coucher la première. Toleen me dira plus tard que j'ai bien fait de lui attaquer son rêve rousseauiste à la hache. Je n'en sais trop rien. Saloperie d'Arak.


Alliah refuse de faire silence au moment d'ostentation mystique, écouter la nuit tout ça, quand tout le monde le lui demande. Alliah est une étrange femme de trente ans aux cheveux teints en roux qui ne fait pas grand chose de sa vie, mais avec une certaine constance joyeuse. Ex banquière, ex publicitaire maintenant hippie à plein temps. Alliah possède une certaine capacité à l'ennui. Elle s'emmerde mais ne s'en plaint jamais. Elle désteste le silence. Demande toujours de la musique dans la voiture (à mon grand agacement). Quand le bédouin (un môme de 15 ans tout fier dans son beau costume) le lendemain nous emmène faire un tour en 4x4, elle passe son temps à blaguer et à chanter, à combler tous les blancs. A soniquement me gâcher le paysage. Elle me demande même une chanson en français. Je refuse mais pas pour lui signifier quoique ce soit, je chante trop mal, c'est tout.


Quelques cris stridents d'animaux inconnus et probablement volatiles, dès potron-minet.


Au réveil, 3 bédouins viennent squatter notre spot. Des saoudiens. Les familles bédouines sont écartelées par la frontière tracée à la règle et la traversent souvent malgré l'interdiction. 3 saoudiens en costume qui préparent leur Narguilé à dix heures du mat, l'un d'entre eux a un chapelet qu'il fait rouler entre ses doigts en priant doucement. Ils prennent des photos d'eux avec Eric l'américain, qui se marre (on a plutôt l'habitude du touriste qui demande une photo aux bédouins). Les gars sont en virée 4x4 dans les dunes, ce genre de choses d'hommes.


Ai pris des notes sur mon environnement, mon "moment mystique", les voilà :


Du sol plat sableux où poussent quelques herbes surgissent des concrétions gigantesques, énormes, colossales, kolossales, des massifs d'un seul tenant rongés par les ans jusqu'à devenir ronds et doux comme des agneaux, lardés de lignes d'érosion aussi énigmatiques que des cunéiformes babyloniens et de strates ambrées. Parfois leur flanc disparaît sous une dune de sable, témoin de leur effondrement, d'une catastrophe en continu, à la lenteur presque infinie.
Éboulement de pierres noires luisantes au soleil, image lovecraftienne de débris chitineux d'un monstrueux insecte mort en des âges oubliés.


Ce qui impressionne le plus au Wadi Rum c'est l'âge. Le temps. L'impression de désolation vient de là, de cet âge infini, de cette vieillesse, de cet âge sans promesse de renouvellement aucune. Le terrain accidenté donne une forme au temps (le plat à toujours l'air sans âge). Les pressions continues imposées à la roche marquent de leur rythme vibratoire le passage des éons. On rêve d'un moyen de lire le paysage, de la révélation soudaine d'un signe dans cette muette et omnipotente indifférence. Une fois débarrassés des aigus du rythme proliférant du végétal, nous sommes aplatis par la force brute, la vibration de basse du minéral plié par les forces du monde. Nous n'apprécions pas tant la beauté de ces montagnes que leur force, que les forces dont elles témoignent.


Quelques êtres vivants parcourent ces carcasses de pierre sans même parvenir à les chatouiller. Volatiles divers, renards, chats, souris, chèvres.... Les herbes, les plants de pastèques accrochées au sable plat aux premiers fruits gros comme des balles de tennis tirent leur eau d'une source mystérieuse. A l'ombre des falaises quelques arbustes secs dont les feuilles sont plus de longues épines qu'autre chose.
Un os de chèvre (de chameau ?) dépasse du sable.


Le sol plat lunaire bombardé par des montagnes, des massifs endormis qui se seraient écrasées depuis les cieux. L'impression d'être face à un océan asséché, parmi les reliefs des grands fonds, des abris à algues et à poissons si anciens qu'ils n'en portent plus aucune trace. Effacées par le sable et le vent. Je ne sais pas pourquoi mais cette idée de mer me fout les foies. La vie des fonds marins m'a toujours semblé horrible et morbide.
Bien fait de ne pas naître poisson. Ni plongeur.


Retour vers Amman : Ma'an


Ma'an centre. Ce qui reste abordable à l'état de station service ou de village devient franchement hostile à l'échelle d'une ville entière. Ma'an. L'idée qu'un occidental douillet peut se faire de l'horreur. Ville de parpaing au milieu de la caillasse, pleine de murs gris interminables, de terrains vagues où volètent les ordures. De femmes voilées jusqu'aux yeux. De baraques pouilleuses. Ma'an a été dans un temps ancien la capitale de la Jordanie. Deux jours ici serait une punition, une semaine un châtiment. Des blindés aux carrefours stratégiques surveillent la violence tribale, et peut-être islamiste. C'est aussi là que les bédouins, qui parait-il adorent les pilules, viennent chopper leur dope. On parle d'un dealer qui a perdu un fils dans une escarmouche et dont le deuxième est en prison.
Des gens barbus à qui les jordaniens de notre bagnole ne veulent même pas demander leur chemin, le salafiwahabite n'étant pas super friand de femmes émancipées (et d'ailleurs on demande finalement à un moustachu qui s'avère bien gentil). L'haleine fétide de la province (Brecht) en version bouillie-recuite par le désert. Des baraques effondrées, des citernes rouillées. Des barbelés où s'accrochent des dizaines de sacs plastiques poussés par le vent, comme un rideau de détritus, comme le drapeau d'une armée de gueux. Désolation-ville. Sur un mur un graffiti traduit par une Toleen incrédule "Tuez les infidèles".
Avons visité un futur complexe muséographique tiré de l'ancienne station du Hedjaz, très bien préservée. Ancienne gare comme une Ghost Town de luxe au milieu du tas de ciment et de sécheresse de la ville. Je me sens dans un équivalent moyen-oriental de Deliverance.
Evidemment je reconnais là deux choses assez cruelles : ma peur du musulman (de "l'islamiste"), et ma peur du pauvre.
Je ne suis cela dit pas le seul dans cette bagnole à les ressentir. Le "it creeps me out" de Alliah reflète un sentiment quasi-général.


Une dernière soirée à Amman où une cinéaste nous projette un film syrien d'une grande tristesse, des femmes interrogées par une femme, sur leur résistance à l'oppression, leurs années de prison, la torture, leur résistance à l'âge, l'amour et ses déception, la force traumatisante des souvenirs. Un film grave tourné/brisé comme un Godard ou un Varda, démonté et remonté avec une force amoureuse et branquignole.
Une quinzaine de personnes dans le bel appartement avec sa terrasse qui domine la ville. A la fin un "Q&A" par skype avec la réalistarice. Je m'éclipse la faute à mon insuffisance en arabe (autant le dire tout de suite : personne n'a dit ni sharmuta ni essuie-glace), et me retrouve dans la cuisine avec deux gars assez merveilleux tous deux journalistes pour un canard libanais libéral dont j'ai oublié le nom et j'en ai honte. On me parle de Genet, de Artaud, de Sartre, de de Beauvoir, de cinéma. On me demande assez frontalement mes opinions politiques. Je case quelque chose sur mon quasi-socialisme et ma désillusion dans le grand soir, et ma relation intime avec la musique qui je crois fonde beaucoup de mes idées. Ce dernier point les amuse et leur semble absolument exotique. Un vrai machin post-moderne. Ou con. Dans leur petit sourire je crois saisir quelque chose comme le déclin irrémédiable des chamallow européens. Mais l'heure n'est pas du tout au montrage de muscle, c'est d'ailleurs pas leur genre du tout. Magnifique soirée. Le critique de cinéma barbu s'enfonce de plus en plus dans le wiskhy et disparaît dans sa casquette. Il relâche l'emprise sur son énorme cigare cubain de marque. "We've got a soldier down" que je dis doucement. Il se relève d'un coup "Not quite !" et se ressert un verre. Pendant ce temps un monteur de cinéma aux cheveux blancs roule des pelles à notre hôte, elle-même cinéaste.



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