dimanche 6 février 2011

Amman (2)

J'ai été impressionné par le son craché d'une boutique d'articles religieux tenue par un excité qui innonde la rue entière - en face de la mosquée principale - de prédications virulentes... 
La voix incroyable d'un veritable furieux, littéralement fou de rage, à laquelle - parce que les mots n'avaient aucun sens pour moi - j'ai immediatement été sensible, n'entendant que la pure colère, la tessiture sonore de la virulence. On entendait à travers les saturations combinées du micro et du vieux sound system cahotant poussé bien trop fort, quelque chose comme la rage, la haine de convaincre. J'imagine un vieil édenté mal rasé ou un jeune barbu obèse dans son dishdasheh, chantant bien trop près du micro pourave, je sens presque son haleine, ses postillons fétides. Ce genre d'agression flatte les muscles de la colère, elle porte une vérité brute autrement plus convaincante que celle de la distanciation esthétique ou spectaculaire.


La colère est régressive. Elle parle à un untermensch poilu qui vit en chacun de nous. 
La nudité de la cassette hurlante de l'horreur religieuse pratique l'instanciation au marteau de la vérité, une brutalité sans masque où le sang appelle le sang. Elle a au moins le mérite de ne pas se cacher derrière le miel, pas plus qu'elle ne s'appuie sur d'autres forces - plus sanglantes - que celle de son verbe fielleux.
Les nazis ajoutaient à leur brutalité la représentation de la brutalité en acte (la sirène du Stuka, le "arbeit macht frei", tout leur decorum ). Coppola montre des pratiques américaines similaires quand les hélicoptères américains enchaînent Wagner et mitrailleuse dans Apocalypse Now (voir le Urban Funk Campaign). L'Amérique s'est tourné depuis vers le choc et l'effroi à but humanitaire ou démocratique, la guerre rationnelle, officiellement garantie sans haine. Ce genre d'immondice dialectique est interdit au hurleur fanatique. Qui a bien sûr aussi ses petites contradictions risibles (amour de Dieu et Kalachnikov etc). 


La colère s' épure de tout machiavélisme, même si cette pureté est manipulée. Elle sort comme un seul homme des poumons écorchés du fou furieux. Extrêmisme suant, bien loin de la rondeur glaciale du complexe militaro-spectaculaire qui nous gouverne tous. Artaud disait que plus personne ne sait hurler en Europe...
Ce qui ressort de toute cette petite auto-analyse de ma fascination déplacée est une paranoia kdickienne de la litanie occidentale des masques. Inutile ici de se demander "mais QUI parle" ? 


Et Toleen me confirme d'un ton interloqué par mon enthousiasme "musical" que le gros affreux hurle des choses indécentes sur les femmes et le pouvoir de Dieu, il les hurle comme un rituel de dément - et en répète certaines comme un mantra pour bien enfoncer le clou de sa réthorique baveuse et angoissée. Et ça dure et ça dure et Toleen voudrait que les autorités fassent taire l'excité de la boutique... Et je suis bien content de n'en pas comprendre un traître mot.


Sommes ensuite passé au marché aux légumes qui est exactement comme on peut l'imaginer avec son toit de tôle trouée où perce la lumière du soleil hivernal, ses vendeurs qui hurlent, ses paysans aux gueules burinées qui vendent des produits souvent mystérieux, ses poulets en cage ( des vrais poulets. Depuis quand n'ai-je pas vu un poulet vivant dans un marché ? ), ses milliards d'herbes et de tomates à croquer direct.


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Pour cause d'une scandaleuse panne de réveil complotée par le réel, la révolution a eu lieu sans nous. Sommes arrivés trop tard à la manif de soutien aux tunisiens. 


Du glorieux défilé de la liberté nous n'avons pu voir que quelques grappes de manifestants qui se dispersaient gentiment, pas mal de connaissances de Toleen. Toleen qui arrive toujours systematiquement deux heures en retard à tous ses rencards, même avec l'Histoire remarquent perfidement ses amis... Nous nous rattraperons plus tard en allant à l'ambassade tunisienne, où un minuscule rassemblement a été filmé par Al-jazeera et où ma photo a été prise et parait-il publiée dans le journal local.


Le jour de la revolution qu'on a raté à cause d'une panne de réveil de Toleen, moi j'étais branché sur autre chose de toute façon, disons que je rêvais éveillé. Je buvais les sons des boutiques de téléphones, je m'émerveillais sur les vendeurs de tuyaux, de sandales, de tissus, de yahourts et flans technicolors, d'articles de chasse, tous dans leur petites échoppes poussiéreuses les unes à côté des autres, je goûtais aux enseignes à la peinture écaillée qui recouvrent le béton fatigué de petits bâtiments aussi fonctionnels que moches, je goûtais aux klaxons, à la circulation dense, aux gars qui crachent leur café au sol, aux femmes voilées en talon qui traversent la rue indifferentes à l'érotisme rugissant des moteurs, aux foisonnements de câbles électriques qui ont dépassé la date de peremption depuis de nombreuses nombreuses années, aux agglomérés de tôle et de parpaing qui surgissent ici et là sur des terrasses... je me sentais chez moi dans l' ailleurs, je disais un bonjour surpris au sourire sincère à cette partie de mon âme que j'avais un peu oublié. 


Exotisme à deux sous ou non, l'oeuvre humaine bardée d'approximations me repose du professionnalisme impersonnel de nos contrées. Peut-être que j'essaie de lire la possibilité du possible dans l'enchevêtrement du bordel ambiant, là où le tiré aux quatre épingles parisien a l'air d'une éternité inamovible. C'est un peu facile, parce qu'à la vérité tirer du neuf d'un tel bordel enchevêtré, c'est  à dire d'une telle masse de contraintes, tient de la gageure. Mais je ne dis pas "restez pauvres", je dis : Dubaï et Paris, même combat. On vous laisse à poil devant l'éternité trompeuse de la chose parfaitement désignée par un nom, "boulangerie". Il y a bien longtemps qu'une boulangerie n'est plus un lieu de production et de vente de pain. C'est devenu, au moins dans les grands centres urbains, une expérience offerte de l'idée qu'on devrait se faire de la boulangerie.
A Montréal à Mile End je me rappelle de ce vieux juif hassidique qui faisait ses bagels dans un four devant vous et les empilait dans un coin un peu crasseux plein de poussière de farine de son garage à pain. C'étaient les meilleurs bagels du monde.
Dès que l'activité passe une partie de son énergie à parler d'elle-même, dès qu'elle devient langage, quelque chose se fane et l'on se retrouve à barboter au quotidien dans l'idéalisation d'un passé millénaire qui n'a jamais existé. Ou, c'est pareil, dans un faux qui reste irrémédiablement neuf, sans âge. Evidemment on pourra me rétorquer que le simulacre a par contre toujours existé. Les maladies honteuses aussi.


Un café à flanc de colline. En face le soleil tombe sur les bâtiments tous dans les tons entre blanc et terre, ciment et pierre, poussière et crepis. Rien n'est "joli", a part les mosquées (et pas toujours). Les maisons font rarement plus de trois-quatre étage. Ne depassent que les minarets, presque aussi nombreux que les pins (ou cyprès ?). Le relief sauve Amman et la rend plus douce. Ville de collines, ville d'escaliers. Ils traversent abrupts les pentes que les routes doivent prendre en lacet. J'aime - au moins de loin - la simplicite des habitations-cubes qui ne font rien d'autre que ce qu'elles ont à faire. Le terrain très accidenté donne une tournure anarchique à l'assemblage des barraques, les fenêtres et les façades partent dans tous les sens, s'ignorent ostensiblement les unes les autres. La colline est une foule.


Rues aux trottoirs inexistants ou les chats se partagent les poubelles, parkings en béton brut qui defigurent de leur hauteur tout un quartier, bâtiments laissés a l'état de squelette par leur proprietaires ruinés (ou subitement enrichis). Et les toits. Dans une ville en pente on a souvent vue sur les toits. Des réservoirs d'eau rouillés, des climatisations daewoo, des antennes satellites, des reservoirs d'eau indestructibles en gros plastique noir, des gravats épars, une forêt de métal et de pierre mêlés où émerge parfois la tole ondulée ou le tissu parasol de ceux qui ont pensé à se faire une terrasse, et puis les dizaines de corde a linge pleines, même en hiver. Et même des minarets de métal, un long cylindre de métal et un chapeau pointu, peut-être bien fondus dans l'arrière cours par l'oncle Alfred. Des minarets privés un peu pourris à faire hurler de terreur un électeur suisse.




Ai pris mon après-midi pour monter à la citadelle. J'avais décidé de me perdre dans les rues un peu au hasard, mais mes pas m'y ont mené, l'appel de la vieille pierre peut-être.
Du temple romain il reste deux colonnes et un mur, de l'église byzantine du 6e siecle, assez pour imaginer la dispositon des lieux ; de la cité musulmane du 8e, assez pour y rêver tout haut. C'est confortable les vieilles pierres. La vanité de l'oeuvre humaine a un pouvoir apaisant. Elle renvoie notre responsabilité à ses limites.
Je laisse à l'appréciation du lecteur éclairé cette citation - lue à ce moment ou à peu près et notée dans mon carnet au milieu de ces pages  : "L'allégorie est au domaine de la pensée ce que les ruines sont aux choses" (Walter Benjamin).





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