samedi 5 février 2011

Amman (3)

En voiture avec Karma et Alliah (je reviendrai sur Alliah plus tard), en route pour la mer morte. Je réalise que je m'y suis déjà baigné, le mois qui a suivi la mort de ma mère. Mars 97. La mère morte ? Dans le genre psychanalyse sur le tard...


Apres une lente reptation pour échapper aux tentacules de la pieuvre urbaine, nous avons à mon insistance insistante fait une pause dans une petite ville pas exactement sur notre chemin pour trouver un resto local ( j'ai refusé de manger au "chili house" de la banlieue de Amman, j'ai rejeté cette proposition indigne avec le visage outré d'un défenseur des droits de l'homme devant un discours de Ben Ali). Nous avons jeté notre dévolu sur le Ahmood Food Restaurant (le "food" nous a fait marrer). Ville moyenne jordanienne dont j'ai oublié le nom. Le Food Restaurant n'a qu'un plat, des falafels, servis avec une delicieuse salade concombre tomate, une purée de haricots, du houmous et quelques legumes bruts. Le houmous baigne dans l'huile d une manière assez onctueuse et aguicheuse pour qu'on ait envie de se le oindre sur le corps. Dans la petite salle entièrement carrelée, en face du comptoir-frigo une télé défoncée de la génération 1984 passe un téléfilm égyptien. Des piles de boissons sont posées contre les murs. Nous avons vue sur une rue adjacente, une rue adjacente d'un quartier périphérique d'une ville moyenne d'un royaume que personne ne sait poser sur une carte. Un parking en terre sèche avec en face un garage au volet à moitié baissé d'où suinte à sa maniere sèche et sournoise une vague de camboui prête à recouvrir le monde, trois ou quatre gars se rechauffent les mains sur un braséro de fortune. A côté du garage des constructions cubiques en parpaing, en beton nu, leur rideau fermé, que personne n'a daigné ouvrir aujourd'hui. Quelques filles voilées passent. D'autres tous cheveux au vent et en talons super-aiguilles. Un grand ado au téléphone. Un peu plus haut un atelier de meubles style "impérial mille et une nuits" pour classe moyenne. Sur la chaussée deux canapés royaux en attente de réparation ou de finition je ne sais pas. Leur squelette de bois surmonté d'une jolie ornementation baroque et leur chair nue en mousse jaunasse a quelque chose d'affreusement déplumé et pathétique.
Plus tard de la voiture, dans la banlieue de la petite ville au milieu d'un lotissement de baraques sans joie un chameau se dandine et je me marre tout excité devant son étrange sourire. Mon vautrage dans le cliché fait bailler d'agacement les deux locales.


Avons repris la route vers la mer morte. La terre jusque-là verte et agricole (it is here a very good soil m'a dit Karma) s'assèche rapidement. Nous traversons maintenant des monts pelés secs et pierreux où survivent des herbes rêches et épineuses. Le soleil point. Là-haut sur la crête évasée un berger sur son âne conduit un troupeau de chèvres. Karma quitte la route, elle cherche un men our. Un menour ? Le mot s'avère finalement anglais, et peut-être même français, voir breton, il faudrait vérifier, un Men Hir. Nous descendons des collines de plus en plus sèches et nous arrêtons pas loin d'une carrière qui dégage une affreuse poussière. Un menhir est là en face, dans un champ plutôt caillouteux à notre gauche, sa forme phallique droite comme un i en érection pour l'éternité. Karma parle du ventre de Mother Earth et du Linguam. Ça y ressemble très fort... mais je ne peux pas m'empêcher de penser à une interprétation trop facile, voir une espèce de reconstruction proto-hippie, ce que je lui laisse entendre mais elle défend sa théorie avec conviction "i know it for a fact", et je m'écrase. Elle me parle de monolithes similaires qu'on trouve et detruit regulierement au centre d'Amman (la blague vaseuse "ammanite phalloïde" me traverse l'esprit), et même d'un comité de soutien qui a permis d'éviter la destruction de l'un d'entre eux sans pour autant obtenir sa ré-érection. Je me demande dans quel entrepot crasseux le monolithe termine sa vie.
Autour du champ du penis mystique, quelques tentes de bédouins, des poulets courrent un peu partout, un gamin ne lésinant sur aucun cliché fait rouler un pneu devant lui, un âne et quelques chèvres suivent passivement les ordres d'un ado débraillé, la colline est pleine de petites cabanes de béton, nous remontons dans la voiture. Les bedouins ont la peau sombre.


Le paysage change apres un col. La musique dans la bagnole est planantissime, une flûte traversière en duel avec des coeurs extatiques et une guitare "cristalline" qui frise la logorrhée mais tient tout juste l'édifice à bout de cordes.  Si ce disque a été fait après 1973, les musiciens méritent alors un châtiment exemplaire, que je pense en battant involontairement le tempo, des souvenirs du sweet smoke enfumé de la rue Léon Bloy viennent hanter les montagnes.  Les collines passent du vert-très-passé au jaune-terne, poussé vers l'ocre par un soleil compatissant. La végétation a quasi quasi disparu. Certains éboulis sont si noirs qu'ils luisent littéralement. Même un jour comme aujourd'hui où la temperature ne dépasse pas 15 degrés on peut parfaitement présentir les insupportables chaleurs de l'été. La mer morte apparait d'un seul coup, encore camouflée par le gris des nuages et le bleu grisé des montagnes de l'autre rive avec qui elle se confond. Nous nous arrêtons sur un promontoire à côté d'une petite palmeraie où des datiers au pied montagnard ont réussi à s'accrocher à la pente cahotique. Il n y a rien d'autre à faire que de se vautrer avec délice dans le cliché, à s'assoir en tailleur une clope au bec et une bière a la main en laissant monter en soi la mystique désolée des lieux. En face alors que les nuages rosissent après que le soleil ne se soit fait la malle, les lumières des quelques hotels et habitations commencent à apparaître. Une mer sans bateaux, sans vent, a peine ridée. Une mer morte. On reprend la bagnole cette fois le long de l'eau sur l'autoroute pleine de camions qui dessert des stations balnéaires flambant neuves. Du côté mer la station montécarlodubaïesque, qui à l'état de maquette avec ses palmiers à l'échelle et sa mosquée digne d'un prince saoudien a dû faire baver de plaisir les directeurs financiers des promoteurs immobiliers. Côté montagne, droit dans les déblais et la terre sèche, les baraques indignes des ouvriers/employés. Nous européens avons la décence de leur demander d'aller plus loin, de refuser de laisser le roturier salir l'auguste avec ses doigts calleux et ses enfants mal élevés.
Je suis frappé par le nombre de bâtiments inachevés. Vitalisme ou banqueroutes ?
Au retour dans la rougeur des bouchons du soir, il pleut. Un essuie glace nous abandonne, refusant de continuer, bléssé a mort. Je doit descendre au feu pour l'activer à la main. J'apprends ainsi le mot mamsahat, essuie-glace (et j'en profite même pour ameliorer mon anglais : windshield wiper). Mon glossaire progresse, yani.




Vive tension en ville. Les marchands tous au fond de leur boutique les yeux rivés sur l'écran sorti de la réserve pour l'occasion. Les vendeurs d'aquarium, boulangers, constructeurs, assureurs, maîtres-narguilés, ébénistes, serruriers, tous à l'arrêt. Les grappes de gens agglutinés devant les vitrines des vendeurs de TV. Les cafés pleins d'hommes souvent moustachus qui financent avec frénésie les corporation americaines du tabac. Les flics de faction ont une radio portative, branchés même pendant leur sacerdoce. Coupe d'Asie, match contre le voisin syrien. Le même genre de tension que lorsque nos fiers bleus mettent une peignée à nos ridicules voisins allemands. Je n'ai entendu que le deuxième but (mais sur quelle planète étais-je donc pour le premier ?) celui de la victoire qualificative (2-1) pour le deuxième tour et les hurlements ont été si forts que j'ai cru à une émeute ou un combat de rue. Le match s'est terminé à la tombée de la nuit. Les muezzins (que la mairie essaie de réglementer en terme de volume sonore et qui se font un devoir d'enfoncer les maximums autorisés) ont beau s'époumoner depuis leurs magnifiques hauts-parleurs pourris, ils sont noyés dans une masse indescriptible de klaxons et de pétards. Ça hurle, ça fait péter le drapeau. Le sacré a pris sa raclée. Il attendra. Le profane a aussi ses béatitudes.




Avons vu un film tragique sur la cause palestinienne. Je n'ai pas aimé son style trop docufiction télévisuel, son esthétique léchée comme une pub de banque. Je me suis demandé si c'est une sorte d'angoisse du réalisateur face à l'esthétique, la peur de dissoudre ses idées dans un discours formel. Ou l'angoisse plus "jeune cinéaste" de "bien faire" ? Mais ce film moche m'a beaucoup appris de la colère rentrée, de la violence de la colère rentrée des palestiniens. La Jordanie est à moitie composée de refugiés palestiniens. Expulsés de 1948, la baillonette au cul. La Jordanie est une Palestine déracinée. Le peuple palestinien est comme les autres. Peut-être un tantinet plus porté sur la cigarette ( ah fumer dans les taxis, fumer fenêtres fermées dans les long trajets en voiture, fumer dans les bus... souvenirs d'enfance du cigarillo paternel dans la 504 familiale fonçant vers les vacances) et vaguement obsédé par la copie pirate de dvd. Le costume de terroriste et de victime, de femmes en pleurs, de déblais au bulldozer et de la mort héroïque de leurs martyrs leur va aussi mal qu aux autres. Personne ne leur a demandé leur avis. 
C'est ce que je comprend en substance du discours de ballia (nom à vérifier un jour) qui me dit en avoir marre de ces films d'homme et de leur martyrologie, qui estime en tant que femme avoir un devoir de produire des comédies palestiniennes. Elle a raison. Le fait qu'elle soit belle comme le jour où la Palestine aura son état ne fait rien pour m'aider à trouver mes sens critiques.  Un ou eux regards traînants et des sourires en coin.




Au resto "Auberge" où nous avons assassiné un demi troupeau de boeufs à nous 6, Toleen, la belle et raffinée Linda, Eric, Saad, un chauve non identifié qui souriait tout le temps et fumait un énorme cigare, et moi. Saad qui travaille dans une agence de promotions des services sociaux, du planning familial, d'organisation de campagnes sur le sida, etc. nous a largement parlé de la semaine de boycott de l'apartheid israélien. Montrer que l'essence de cette "démocratie" repose sur la discrimination légale, que même le mot "occupation" est devenu un euphémisme qui cache un état raciste puisque Israël gouverne et discrimine dans les faits les villes palestiniennes ( le découpage en zones ABC, du plus au moins d'autonomie palestinienne est absolument illisible, des rues commençant en A se terminant en C). Sans parler des arabes à passeport israélien, qui ne sont pas à la fête.
Je ne bouge pas de mes positions absolument indéboulonablement ignares : je suis un pro-palestinien qui écoute (c'est à dire que non... je pense que la "neutralité" dans ce conflit exige de défendre les palestiniens pour rééquilibrer les choses. Et je ne suis pas dupe de l'expulsion de toute la population palestinienne des terres israéliennes en 48, vouloir nous faire croire qu'elle était nécessaire est d'un cynisme dégradant. Mais je n'en sais pas assez pour ne serait-ce qu'oser y penser plus).
À propos de l'embrasement possible du Maghreb, Saad a un moment mentionné - en riant tellement c'est énorme - la dictature libyenne, nous parlant de ce pauvre poète qui a pris 12 ans sans trop savoir pourquoi, enfermé à la, je cite, "prison des innocents", à Tripoli. Une prison spéciale pour les innocents, il fallait y penser. Ont-ils droit à un traitement spécial ? 







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