vendredi 11 février 2011

Amman (1)

Amman n'a pas la beauté facile. Une couche mal répartie d'immeubles cubiques blancs sur des collines desséchées. Elle doit son charme discret à ses hauteurs, aux plis du relief. C'est une de ces creatures trop vite grandies, un de ces ados un peu gauche qui à la fin de l'été de leur puberté se prennent les plafonds, incapables d'évaluer leur corps dé-mesuré.
Les immenses avenues creusées dans tous les sens portent la congestion automobile plutôt qu'elles ne la résorbent. La ville a une densité changeante, elle regorge de terrains vagues pleins de caillasses et s'étend dans toutes les directions a la fois, incapable de se contenir, incontinente, boulimique. Les rues chics façon Beverly Hills provincial, aux 4x4 porsche malls et cafés grand style avec la grosse artilelrie des canapés en cuir, des dorures baroques-arabes et des immenses TV à ecran plats qui dechirent entourent de plus en plus menacantes un vieux centre au charme un peu pourri et usé malgre sa relative jeunesse (100 ans au maximum, plutôt 50 ? si l'on ne compte pas les ruines romaines). Et puis East-amman, que j'avoue n'avoir vu que de loin, une interminable lande de poussière et de sable où survivent des immeubles sans charmes ou franchement tristes, ou absolument désolants (Je parierai pourtant pour un certain charme à la dure après acclimatation).
Ces deux/trois villes cohabitent bizarrement. Ajoutez-y quelques quartiers à la fois chics et agrables et sans ostentation particulière, avec des villas modernistes sans frime qu'on ramènerait bien avec soi, où l'on peut très bien se penser fondu dans un rêve d'été éternel, comme autour du Paris square, où s'entasse pas mal de la frange éclairée bohème lettrée de la population.
Petits métiers de la pauvreté au milieu de la grande richesse : le valet parking dans un fast food amélioré de la très commerçante Macastreet, avenue sans trottoir où complexes immobililers de bureau et showrooms de bagnoles bordent une quatre voies rugissante. Les 5 employés d'un resto vide, deux en salle, un chef à la caisse, deux en cuisine pour servir un café de cadre sup' plus cher que la course de taxi qui vous a emmené de l'autre bout de la ville. Le royaume de la debrouille et de la démerde (vendeur de lunettes de soleil volées, l'étal à sandwich à roulettes le long de la voie rapide, les cireurs de chaussures etc) qui prolifère dans tous les interstices.
La Jordanie a developpé un gouffre entre ses classes, et la vulgarité la plus horriblement ostentatoire (ou la richesse la plus débonnaire et cultivée d'ailleurs) cotoie la dèche d'une majorité silencieuse et souvent grise de fatigue et de soucis.
La classe moyenne existe cependant, l'artiste bohème cultivèe aussi, je l'ai (on ne se refait pas) rencontré.


"Jerusalem" a été le premier mot a me venir à l'esprit dans la voiture dès la sortie de l'aéroport alors que défilaient les immeubles de la première banlieue, tous de cette grosse pierre blanche que j'avais deja vu, ailleurs. Sous la lumiere jaune des lampadaires, la Jerusalem brillante du plein jour me revenait à la mémoire, aussi bien celle collective, télévisuelle que la mienne, l'intime. Le voyage de mars 97.


Toleen m'a directement emmené dans un bar à Tapas ou nous avons bu un peu de vin. Nous avons fait le catch-up et mangé une salade italienne. Depuis qu'elle est rentré d'Europe, Toleen parle bien plus de politique qu'avant. Elle est tres excitée par la situation en Tunisie. Parle du devenir Ceaucescu de Ben Ali. Je lui dit de raison garder, qu'on ne vire pas un autocrate en place depuis des décennies en 5 minutes, je joue au vieux sage. Le réel va montrer deux jours plus tard que je ne comprends rien à rien. Qu'on leur serve donc de la brioche.


Puis elle m'a mené à mes appartements, un studio plutôt joli réservé à des artistes en résidence, dans un vieil immeuble, avec son sol carrelé à motifs complexes, sans chauffage. Je n'ai que rarement eu aussi froid qu'à Amman. Les journées étaient plutôt clémentes mais les nuits glaciales, humides, et l'intérieur bien plus froid encore que le dehors, à cause de l'absence de soleil direct dans cet appart lumineux mais mal orienté. Ai passé mes nuits à lire en frissonant à moitié dans des couvertures coréennes synthétiques qui laissent largement le flanc à la critique.




Pour mon premier repas, au rencard du premier jour, c'est à dire au midi du lendemain de l'arrivée, j'ai exigé (Toleen m'appelle la Diva) d'aller manger dans un quelconque boui-boui du centre ville, un genre de resto sans aucune façon pour prendre le pouls de la cité.
Dans une de ces ruelles-impasses qui donnent un sentiment de quasi-abandon, ces minuscules artères qui distribuent quelques commerce à la perpendiculaire de la rue principale du quartier du "downtown", c'est à dire de ce centre un peu pourri mais qui a le bénéfice d'avoir un age respectable, un peu de passé et l'épaisseur un peu rêche des années, de n'avoir rien de commun avec la surface lisse des galeries commerciales, quatre ou cinq tables étaient posées devant une petite boutique au carrelage blanc et aux néons nus où trônait un frigo à boisson rouge coca-cola.
En face, de l'autre côté du passage, une échoppe-cuisine exiguë où quatre hommes - égyptiens selon Toleen qui m explique que ce sont eux qui fabriquent et font tourner ce pays - en petites chemises beiges brodées au nom du restaurant. Deux s'affairent à produire des dizaines de pains ronds. Des pitas dirait le touriste, mais pas tout a fait rétorquera le palestinien avec peut-être un soupçon de mauvaise foi (l'approximation occidentale assimilée à du pro-israélianisme rampant).
Les deux autres font le service et cuisinent. Toleen a commandé quelque chose et jai saisi le mot Tahini, et le cuistot a enfourné un plat en metal rond dans un four-étagère, aussi robuste et sexy qu'une usine d'Allemagne de l'Est, où une dizaine de ces plats rangés sur differents rayons subissaient la chaleur d'une grosse flamme de gaz bleutée. Un poêle-four-étagère.


Le plat nous a été servi à même la table, encore brûlant, avec 3 de ces non-pitas. De la viande de boeuf recouverte d'oignon et baignant dans le Tahini (crème de sésame). On pioche dedans directement avec un bout de pain pour tout couvert. Quelques pickles - que je n ai pas aimé - et des piments frais pas trop trop fort. Fameux et costaud. 4JD (4 euros) boissons comprises.


Nous avons ensuite bu un café dans ce genre d'endroit où un escalier défoncé mène à un couloir atroce où une jungle de cables électriques étouffe les murs comme un lierre de caoutchouc sale qui débouche sur un rade pourri ou des hommes moustachus fument le narguilé en mattant le football. Mais où une femme seule ne fera pas polémique non plus. Dans un coin le taulier prépare cafés et pipes à eau. Quelques photos jaunies de stars locales (égyptiennes ?). Un balcon "vitré" d'une bâche de plastique transparente donne sur la grosse avenue, le mur de la façade est entièrement recouverts de drapeaux peints. Bizarrement l'estaminet existe depuis 1924, comme l'indique une enseigne assez mal peinte qui mentionne aussi de manière quelque peu incongrue "Ecotourist kafeh".


Au fond de l'impasse où nous avons déjeuné, un cinema. Quelques posters de films recents dans l'espace exigu des trois murs du bout de la ruelle. Une enseigne lumineuse rouge sur un fond rouge vernis. Il n y a pas si longtemps on y trouvait des posters de films erotiques - interdits mais tolérés dans cette impasse invisible. Certains de ces petits cinémas sans âge annoncent par affiche la diffusion de vieux films pop égyptiens ou indiens, et switchent en fait après les 5 premières minutes de la première bobine sur un film érotique (dont la provenance n'est pas certaine, peut-être turque, peut-être est-européenne, mais certainement pas locale).
Tout le monde le sait, autorités comprises. C 'est toléré. C'est ce qu'on appelle une soupape.
Il y aurait quelque chose a faire rien que sur les cinemas d'Amman. J'ai apercu en deux jours à peine quelques magnifiques bâtiments, à l'architecture moderniste des années 50 ou 60, quelque part entre hollywood et l'Égypte, témoins laissés a leur décrépitude de jours de gloires du 7e art. Mais aussi beaucoup de petites salles de quartiers modestes disséminées un peu partout dans la vieille ville. Ces vieux cinés mériteraient un livre à eux seuls. Toleen excitée par l'idée me dit qu'en ajoutant Beyrouth, la Palestine et Damas... avis aux (photographes) amateurs...
L'usine à rêve s'est depuis modernisée et l'Amman-nouvelle a tous les multimegasuperplexes dont l'occident n'oserait même pas rever.




Liberté surveillée. La presse écrit ce qu'elle veut tant qu'elle ne touche pas au roi ou à dieu. Mais ces interdits sont interprétés assez largment et le premier ministre a il y a quelques mois de cela obtenu la tête du rédac chef du journal "liberal" Alghad (le lendemain) à cause d'une série d'articles sur la hausse dramatique des prix des produits de première nécessité. C'est bien sûr la principale difficulté et la principale revendication de la population. Celle qui finira peut-être par faire tomber le gouvernement (à l'heure où je retranscrit ces lignes, c'est déjà le cas...) qui craint comme la peste l'ébulition tunisienne et égyptienne. A part la répression anti-islamiste impitoyable, la seule veritable violence politique est tribale, clanique, et les élections récentes ont semble-t-il bien plus compliqué le jeu qu'elles ne l'ont clarifié à cause d'une loi électorale ingérable.


Salaire minimum 115JD (115 euros).


Les services secrets sont très actifs, et respectés dans toute la région pour leur efficacité m'a dit un gars chauve autour d'un verre de vin au même bar à tapas pendant que nous parlions de la révolution tunisienne, et que l'enthousiasme de certains était modéré par la peur de l'inconnu des autres, même chez les relativement jeunes, les moins-que-trentenaires.
La police politique a parait-il des agents entraînés à faire la difference entre musique underground et mainstream pour repérer les drogués et les subervteurs en puissance. Je donnerai 50 000 dinars pour assister a leurs séminaires. Je donnerai ma chemise, mes chaussettes, ma famille éloignée.




Les soirées se ressemblent souvent, enchaînement de "soirees" chez divers amis de Toleen l'hyper-sociable. Les gens sortent chez l'un chez l'autre. Les bars sont chers et souvent peu accueillants. Et pour la plupart hyper ringards. TV et bouilllie de gros rock de pub. Ai entendu Dire straits deux fois, ça faisait longtemps, j'avais comme oublié. Sommes passés à une soirée "lesbiennes" dans un bel appartement. Soirée filles plutôt que lesbienne. Les jordaniennes n'aiment pas les hommes jordaniens qu'elles trouvent lourdauds, conservateurs, glands, sans imagination. On s'est attaqué à la vodka tonic. Karma, une belle femme au visage en olive peut-être un peu triste, au caractère de cochon et à l'humour agressif très marrant, au look proto-hippie large et en couleurs terreuses (le "proto hippisme" fait des ravages chez ceux des éclairés de l'élite qui ont décidé sagement de prolonger leur adolescence. Karma le porte bien, d'autres dérivent dans un enfer esthétique juvénile que je n'ai pas connu depuis le lycée). Karma est un genre de femme-emmerdeuse à éviter absolument (que j'ai épousé une fois). Je lui explique justement mon emploi du terme bitch comme mot tendre avec mon ex femme canadienne. Après quelques péripéties incluant le recit de ses amours avec un bedouin égyptien, un "vrai homme" capable de lui donner 7 orgasmes à chaque nuit, elle écrit Sharmuta (pute) en arabe sur le genou droit de mon jean.
شرموطة


De belles lettres bien formées au stylo-bille. Je crois qu'à ce moment nous avions bascule en mode flirt. Elle m'a dit "you are beautifull", je lui ai rendu le compliment. Mais que faire contre le bedouin aux 7 orgasmes ? Le surhomme de la pampa d'Assouan à la bite d'acier ? Karma, es-tu ce genre de femme qui exige tellement de l'homme qu'il soit homme qu'à la fin celui-ci se sent toujours un peu enfant ?
Sharmuta est devenu le mot trophée de la soirée que j'ai balancé, l'alcool aidant, dans absolument toutes les conversations.
Un cinéaste connu et un activiste de l'operation de "boycott de l'apartheid israélien" sirotent leur vodka.

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